

2ème boule

DEUXIÈME BOULE
La machine se souvient du premier trajet
Moi aussi
P Le bébé sort les lettres
du potage
et les dépose alphabétiquement
E en bordure d’assiette
E
Papa installait
les lignes électriques
quelque part en Aubrac
R Les lettres et le bébé
P grandissent ensemble
s’émiettent à dévisager le monde
E
E
le monde le monde
c’est derrière la vitre
cette étonnante nuit carrée
Après on ne sait plus
Simplement marcher le plus tard possible
Dites ils nous ont pas donné
les cartes Non
comment les reconnaître
les passages
Bon ! Allez !
Chut !
Faut pas pleurer
Où on va ?
A Vermus.
C’est quoi Vermus ?
La propriété
C’est quoi la propriété ?
la terre des ancêtres
Ah !
En 56 le Lot était complètement gelé
la cuisinière chauffait à blanc
et on avait l’onglée
Philippe ! Ferme la clède ! (barrière en occitan)
Au temps des châtaignes
On prenait le carretou
On traversait toute la plaine de Perse
on passait le petit pont
sous l’église romane
puis on suivait le sentier
A certaines heures
on savait qu’on rencontrerait
les vaches à Roux
ou à Capelle
alors on sautait dans le pré
on ouvrait les Pellouetchs (bogues en occitan)
avec les pieds
puis on ramassait
les châtaignes les noix
Danièle était montée
sur le poirier
au palier aux vipères
elle a glissé mâchoire avant
après ses dents ont poussé
de travers
Ce qu’on entendait de Vermus
et qui fait trace encore
c’était la boule en bois contre les quilles
au foirail dans la plaine
la mobylette vers Saint-Côme
Papa nous avait ramené
des boules en pierre
à la nuit on voyait les étincelles
Puis on redescendait
bêtes et hommes mêlés
au parfum du territoire
au fond je n’ai d’Histoire
que géographique
Il est joli ton vélo
oui c’est pour aller au collège
vous avez déménagé oui
on est au bas du cimetière maintenant
et la légende raconte
que de l’église de Perse
du cimetière
les Sarrasins dévalent
cimeterre à la main
prêts à trancher la tête
à Hilarian
mais là où vous habitez maintenant
oui
c’est plus près de Vermus
c’est plus prés
Maintenant Papa travaille chez Moncet
Il fait des persiennes
Je ne fais plus enfant de chœur à la ville
je monte le jeudi matin au collège
à sept heures trente pour la messe
Quand j’ai trop sommeil
je dis que j’ai mal aux dents
Le premier territoire je ne voulais plus y aller
A Vermus ? A Vermus
J’avais basculé du côté de la ville du goudron
des lumières
J’allais au foirail en bordure de Lot
Je jouais aux boules au tennis
ou bien je regardais les joueurs de quilles
Le dimanche j’allais voir la télé chez un copain
et la légende raconte
qu’ils ont capturé Hilarian
ont posé sa tête sur le billot
ont tranché
J ‘allais chercher l’eau à la pompe
C’est joli un robinet et puis c’est pratique
et le soir
quoi le soir
Vous faisiez quoi
Rien on écoutait la radio
« Chantons tous en chœur d’un cœur joyeux
chantons l’effort de la jeunesse »
On faisait les devoirs en bord de cuisinière
Puis on mettait les briques dans du papier journal
et on montait au lit
Le vendredi soir on allait au Rex
le samedi au Family ciné
Papa était opérateur
j’allais dans la cabine
je rembobinais
On avait toujours la même place à la rangée F
des exonérés
la rangée F c’était la dernière rangée
de fauteuils en velours
après c’étaient les fauteuils en bois
très souvent le film cassait
alors les gens se mettaient
à engueuler l’opérateur: « A poil! Enculé! »
je me faisais petit c’était mon papa
et la légende raconte
qu’Hilarian prend sa tête coupée
va la laver à la Fontsange
La Fontsange c’est la source en face la maison
Tu ne parles pas de ta mère
Mais c’est elle qui parle
Après le film on allait boire un diabolo menthe
dans le café il y avait un flipper qui ne marchait pas
puis on rentrait assez tard dans la nuit à pied
il faisait très noir et très peur
Corbeau de qui es-tu le parolier
quand tu dés-enclenches ton vol
flèche dans la plaine
en ouvrant les sentiers
Je m’emmitouflais bien dans mon lit
je rêvais je devenais cavalier
retraversant les rues Espalionnaises
tranchant les têtes
Quelle haine !
Puis je roulais dans le sommeil
comme la boule au jeu de la lyonnaise
qui franchit la limite
pour se noyer
Et la légende raconte
qu’Hilarian prend sa tête coupée
traverse l’Olt à gué
pour porter à sa mère
le visage sans voix
Un peu plus tard à Toulouse, deux hommes au créneau parlent
— Eh! Qu’est-ce que c’est ?
— Où ?
— Là sur l’eau dérivant !
— On dirait un homme en barque
— Non ! Ce n’est pas une barque on dirait un caisson !
— Non ce n’est pas un caisson c’est une carcasse de flipper !
— Y a quelqu’un qui rame dedans avec un cimeterre !
— Oh ! Il a pas de tête…Qui c’est ?
— …….Hilarian…….
— Il accroche son embarcation à la pile du Pont Neuf.
— Eh! Regarde là-haut quelqu’un lui lance une corde ! On lui voit que la tête. Tu le connais ?
— Eh! Qui tu es ?
— …….Cyprien…..
— Et là-bas derrière Hilarian y a plein de gens en barques qui rament.
— Les Wisigoths !
— Mais non ! Plus maintenant !
Les gens des barque s’arrêtent
La lune éclaire à cru
le visage de Cyprien
Il leur parle
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Chut ! Écoute !
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Chut ! Écoute !
Compagnons contemporains de ma voix
sans légende et sans mots sans rien
il nous faut tout prendre et poser
et tout métamorphoser
le temps que ça peut durer le temps que ça
peut durer
Levez-vous levez-vous mes tribus
J’ai besoin de vous j’ai besoin de vous
de vos troupeaux d’oreilles
de vos forêts d’images
Levez-vous mes tribus levez-vous et allez et entrez
partout
j’ai besoin de vous
les gens des barques vont se rasseoir dans la salle
Hilarian et Cyprien partent ensemble dans le brouillard
on ne voit plus qu’un seul corps
qui va se rallonger dans son quartier
le ventre aux abattoirs
le cœur aux arènes
un bras rue des Fontaines
Qui donc allait rue des Fontaines
chemin faisant chemise rouge
et l’amour refait son tricot
la vitre nous retient du vide le couloir déverse le
plein
de chaque maison rallumée à la comédie électrique
Toulouse crève aux banlieues ses cars de visages
talés
le terrain vague s’est collé au fond des yeux s’est
incrusté
dans l’histoire des enfants crus qui jouent avec
les bouts d’objets
qu’on leur a laissés Merci
Maisons boites à séjour pour des bêtes à séjour
Trafiqueuses de rêves fermés fermés
Mais où s’en vont
les corps aimés
quand ils désertent d’être là
vers la jointure d’autres corps
fuir la panique d’être seul
vers quelle image à traquer
au fond de l’âge tout cassé
TILT








Didier Carette et Jean-Pierre Armand

Marc Verdou
