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le

comptoir toulousain

Ce sont deux seaux : l’un est rouge, l’autre bleu.
On les rencontre assez souvent dans les stations de métro Capitole et Esquirol à Toulouse.
Ils sont là pour recueillir des gouttes d’eau échappées du plafond. Pourtant, personne ne les renverse, personne ne les déplace, même aux heures d’affluence, personne ne les vole. Comme si l’incongruité de leur présence les protégeait de toute agression. Le Pays Jonglé c’est un peu ces deux seaux. Disons que le seau rouge serait le Comptoir Toulousain. Pendant deux mois, j’ai consigné chaque jour ce qui gouttait en moi des années soixante-dix à Toulouse. Sans réécriture ni recherche d’autres éléments que l’état quotidien d’une mémoire.
Le second récit Le Quartier noir, est une tentative de fiction avec personnages dans les abattoirs municipaux avant qu’ils ne deviennent musée d’art contemporain (au cours d’une démolition imaginaire). Je le verserai lui aussi dans le seau rouge.
Pour le seau bleu je laisse échapper une première série de Translations furtives. Ce sont des sortes de transmutations ou de métamorphoses, des déplacements de blocs d’écrits selon des lois qui leur sont propres puisque les personnages censés les habiter ont déserté. Après, il n’y a plus de seau : il faut alors passer à un autre ruissellement et voilà qu’apparaissent Routes Captives, un ensemble de textes de facture plutôt poétique tentant d’inscrire d’autres variations dans une nouvelle traversée du pays et de ce qu’il me dit. Peut-être qu’en dernier recours, je ne sais que cela : retraverser les signes, redessiner leurs figures dans d’autres assemblages pour d’abord me surprendre, mais aussi m’aider à mieux les habiter! Peut-être aussi que la dictée intérieure qui me pousse à écrire puise ses mots dans un même lexique forcément limité. Tout cela dans la jonglerie infinie d’être au monde.
Mais après la Diagonale d’Espalion à Lavaur, ces récits et poèmes sont des passages, à mes yeux obligés, vers les textes à venir du Champ de lave qui fermeront le cycle du Pays Jonglé.

Ces quatre éléments ont été édités à Accord édition en octobre 2002 sous le titre Le Pays jonglé sous titré Récits et poèmes.
Accord édition n’existant plus le livre n’est plus disponible.

 

Mode d’emploi de cette lecture :
Les liens en bleu vous conduiront vers :
des textes courts, de simples couvertures de livres, des recueils, des Histoires chantées, des vidéos sur You tube, de simples chansons, des renvois vers des catégories en construction (ateliers d’écriture, autres récits).

J’espère  que ces « embranchements » à mes yeux nécessaires et cohérents avec la thématique du récit ne viennent pas trop bousculer le fil de votre lecture et que vous saurez trouver le rythme qui vous conviendra.

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Photo : Gabrielle Benitah

Accoudé au parapet arrondi, contemplant, niché dans l’ovale du pont des Catalans sur la rive droite, l’anse puissante du fleuve, il réussit à arracher de sa chair une page du carnet intérieur et comprit soudainement qu’en s’appuyant à ce comptoir démesuré son corps avait trouvé l’emplacement parfait pour entrer dans le territoire qu’il allait à nouveau arpenter. Il suffirait pourtant que je me déplace imperceptiblement pour que le point de vue se mette à bouger ; dès lors je deviendrai quelqu’un d’autre. Encore, en un éclair, il sentit la présence à ses côtés, accoudés comme lui à ce comptoir toulousain, de tous les habitants, exhumant les fragments d’un vivre encore chaud comme des tessons au recollement improbable, si ce n’est qu’à tour de paroles chacun dirait : « en ce temps-là vivre à Toulouse… » et le plus proche rétorquerait en lui coupant peut-être la parole avec…que le voisin prolongerait aussitôt etc. Une guirlande de souvenirs courrait ainsi de bouche à oreille le long de Garonne, sur les quais, les balcons, les berges, partout où il serait possible de s’accouder.
   

Cette eau, à contre-courant du fleuve coulant de tuyauteries invisibles, s’accumulerait en un seul lit en partance vers l’embouchure fermée des jours. Parmi ces tessons, un son ouvrirait les portes d’un passé se donnant toujours à venir. L’absence d’un son. Très exactement le bruit que faisait au passage des voitures une plaque de fer mal jointée dans l’ancien pont suspendu (
le Pont Saint-Pierre). Sa résonance emplissait tout l’espace, régulière parfois comme la roue d’un moulin. Quelqu’un l’aura-t-il enregistré ?
                   



Cette plaque et son chant restent les deux battants de la porte de mémoire. Voici deux ponts : l’un en fer le disparu, le nouveau  en pierre. Entre les deux : l’accoudé du comptoir. En soi, pour faire la jointure, et la noyer dans le banquet cosmique.

Derrière, une petite fille, entrevue hier au marché Saint Cyprien apparaît. Son attitude m’avait frappé. Je tenais à le noter et puis rien. Elle est dans le dos de celui qui contemple, accoudé au glissement de ses eaux. Il ne se retournera pas puisque j’ai oublié l’attitude de la fillette et avec elle combien d’autres attitudes.

Cela paraît tellement simple pour d’autres. Dans les livres notamment. Le monde se prête si aisément à sa représentation. Les dialogues roulent sans fractures. Les personnages font tout pour rendre crédible leur présence alors que là, accoudé à l’oubli, un oubli démesuré, il en est à se demander si, avant, la vie a bien eu lieu et pourquoi si peu en est resté.

En fait tu sais bien que ce n’est pas vrai. Des filaments d’images défilent sous tes yeux, support à des états, des sentiments que tu as envie de taire, de parler. C’est selon, une pulsion qui t’échappe. Tu ne tiens pas à tenir un pacte autobiographique, tu ne cherches qu’à parcourir à nouveau, sans nostalgie aucune, sans fermer les yeux, une tranche de ce qui fut. Sans même ressentir le besoin de comprendre cet aujourd’hui en friche.

Au fond, ce lieu-là, ce parapet de pont ouvert à «
l’ovale », lieu inaugural par excellence, s’est refermé sur d’autres figures géométriques où tu te blesses aux arêtes coupantes, cône de déjection de la ville.

La ville des cercles et des carrés se contracte en un seul pliage fermé : ce carnet (il sut qu’il devrait appeler ce carnet intérieur : carnet d’absence).
                       
Dès lors, la veine offerte dans le souvenir mélange des minéraux de couleurs en un kaléidoscope irrégulier. Elle s’imprime, vaste, dans le couloir aérien, épousant le lit de Garonne. Les oiseaux qui volent ne sont plus que des signes de ponctuation dans un ciel vierge de toute écriture.

Tout ce que les gens répéteraient de bouche à oreille, accoudés au comptoir, nous offrirait des livres somptueux et gigantesques qui ne verront jamais le jour. Il faudra donc vous satisfaire de ma portion rayonnante. Aux autres d’écrire ce qui va manquer ici : leur propre part.

Au moment où il se retourne,
la petite fille disparaît. Elle ne va pas loin. Elle reviendra. Dans un autre corps.

Tu fais partie de ceux qui n’ont pas eu à trop subir l’Histoire. Pas de guerre. Ni de famine. Ni d’exil. Tu es un « pas assez d’Histoire ». Tu ne pourras retenir que la chronique du peu. Ceux qui ont trop subi l’Histoire trouveront cela bien léger. Peut-être que si tu avais fait partie de ceux qui ont trop souffert de cette Histoire tu te serais révélé autre que tu n’es avec cette lassitude en poids sur les épaules, sur la nuque, dans le palais. Etau. N’en jamais parler. Déni de marche.

Au seuil du monde impeccablement fracturé par l’anse de Garonne des chevaux de phrases tressées s’engouffrent et boivent à l’eau son mouvement.

    — Bon ! Dit-il. Une fois de plus je vais interroger
où je commence.

A peine enclenché ce mécanisme qu’un autre survient le balayant. Pourquoi commencer là et pas ailleurs ? Sur le seuil d’autre chose à venir ? Comment trouver dans l’air une barrière ouverte ?

Il écrit de cette manière : une coulée précise se prolonge du corps à la page. Puis cela a une fin et plus rien ne sourd. Il n’a pas pris la patience d’attendre. Il est tout prêt à vaquer ailleurs, à sauter sur autre chose, si possible n’importe quoi, à fuir.

Or il se trouve que dans ce moment de vide total se forme une autre coulée aussi précise mais inattendue, venu d’une étrange remise du corps. Il écrit de cette manière  parce qu’il n’a plus écrit depuis très longtemps. Une convalescence après une maladie ignorée. Il n’a pas de but. Il est en proie à la langue.

A ce parapet accoudé, en hauteur, comme accroché aux fils d’acier de l’ancien pont suspendu, il sent monter en lui une décoction de langue (propre à son accomplissement) où se mêlent des phrases jaillies de nulle part, tisanes mélodiques et pinsons cloués au nid. Le chant s’est éloigné avec tout le désir qu’il trimballait, et lui, il avait découvert ceci : l’enfant en lui avait si fortement désiré l’avenir, son élan avait été si violent qu’il avait en fait dépassé l’adulte d’aujourd’hui, entraîné malgré lui si loin qu’il se retrouvait tout soudain dans un espace sans repères, sans savoir comment en revenir. En lui l’inquiétante étrangeté installait l’incessante métamorphose de ces états qu’il n ‘avait pas su nommer autrement que « couleur de l’air ». Mais déjà un autre mécanisme s’installe : écrire, bien que le meilleur de ce que j’aie pu écrire soit derrière moi. J’écrirai. Il écrira. Au moment où le refus d’écrire se précipite dans ton bras, le paralyse.

D’ici, de ce point de vue, un large panorama : droit devant, une digue grise et laide, d’où ne coule plus le sang des abattoirs. Plus haut, l’hôpital Saint-Jacques et son pont coupé. La tour du Château d’eau. Le dôme de la Grave. Et la maison en tôles disparue. Tous occupent des jardins à l’intérieur des gens, accolés aux évènements personnels. Dans la pluralité pronominale de chacun, le lieu se demande aussi si exister passe obligatoirement par le récit que l’on en fait.

Les PADHS (les pas assez d’Histoire) forment une tribu d’intouchables redevenus nomades à leur insu. Ils n’ont aucune estime pour ce qu’ils vivent. Ne la sollicitent pas. Parias de l’âme et solitaires. Ils ne se reconnaissent à nul signe secret qui se dévoilerait plus tard quand l’aube entr’ouvrira les fentes du vrai récit.

Ils sont là, accoudés, à tes côtés. Un peu plus loin, un jeune homme armé d’un vieux fusil attend que les camions allemands passent sur le pont des Catalans (anecdote relatée par ton père et vécue par un collègue de travail au cinéma Gaumont). Ils ne passeront pas. Ce jour-là, jeune homme, tu ne seras pas un héros et ton nom ne figurera pas sur les plaques commémoratives posées un peu partout dans les rues.


En attendant, comme toujours, le rituel du préparatif a imposé sa tyrannique présence. On ferme les yeux. On se concentre. Les rides autour des paupières sont des sillons où coulissent les souvenirs vers l’intérieur des gens et dans la saulaie d’images plantées au plus profond des êtres se lève une aube, et son récit.

Récit d’ici. Fable de là. Fabliau d’eau. Tout est digue contre l’obscur inondant le quartier Saint-Cyprien.
Les racines poussent dans l’air. Seul le feuillage de ma vie s’enfonce dans le goudron.

Je dois à nouveau apprivoiser ce lieu, qu’il m’autorise à l’habiter encore quelque temps. Faire socle non souche de cet espace dans lequel l’imaginaire peut voler. Dont on a soupé. Tout comme du réel. Tellement vite courait l’enfant pour s’échapper du mauvais pays qu’il a disparu de l’horizon et avec lui toutes ses étapes de construction d’un vivre que tu contemples résonnant comme cette plaque en fer du pont suspendu sous le passage des voitures.

Février 93. Te voilà engagé une fois encore dans le corridor glacé, attablé à tes fantômes. Tu envisages un récit plus ancré dans la vie, moins suspendu dans les filins poétiques mais gardant en mémoire sa provenance. Pour cela tu te dois d’aller écumer le réel, y retremper ce glissement incessant dans les rainures du pays. Mais déjà tu te doutes que cela ne suffira pas et que, plutôt que de te laisser aller à tes penchants d’écriture fragmentaire, tu auras besoin — en te fixant la contrainte d’aller jusqu’au bout de ce cahier en ne pensant qu’aux seules années soixante-dix — de te renouveler.

Nous sommes donc là, toi, moi et toute la pronominalité intérieure à l’entrée, essuyant nos pieds sur un paillasson blanc, invoquant  un petit dieu lumineux qui nous offrirait la première phrase etc.
                       
Donc, par exemple, tu entends un bruit. Tu cours à la fenêtre et découvres un de ces engins couleur orange qui fauchent l’herbe sur le bas-côté des routes. Le mot de cantonnier jaillit spontanément. Dont tu pourrais t’affubler. Que tu pourrais faire tien. Récit cantonnier. Puis de là — l’engin a déjà disparu — tu associes à ta rêverie ces travailleurs de l’équipement, planteurs de poteaux de signalisation, traceurs de lignes blanches, jaunes, dans leurs habits fluorescents, gardiens d’un ordre de circulation secrète propre à enflammer l’imagination si d’aventure quelqu’un avait envie d’y fourrer ses capacités imaginatives. Dans le manuscrit jeté du Pays Jonglé ces hommes en salopette orange étaient déjà présents comme des pénitents modernes, bien que non encagoulés. Leur rôle était aussi mal défini que ton projet de livre. A cause de ce flou tu les fis disparaître, prétextant je ne sais plus quel début d’intrigue qui n’a pas survécu au passage de Garonne. A Carmaux tu les vis dans des uniformes verts tirant sur le jaune en train d’élaguer des arbres. Tu ne fus pas loin de croire à un retour des confréries tant ils avaient l’air de se multiplier dans toute la région. Ils semblaient avoir été placés là pour une toute autre mission que leur tâche présente ne laissait banalement supposer. Ainsi pour toi, toucher à la route, réguler la circulation, l’entraver, la détourner entretient une relation privilégiée avec le mystère des lieux.

Tu te dis que ceux-là, tu vas encore les garder en réserve dans tes cahiers parce qu’après tout, il pourrait te revenir l’envie de réveiller ces trop curieux personnages.

Tu choisis ce moment pour retranscrire ce que t’avait dit un jour un agriculteur: « Quand je laboure, je me fixe des repères. Je me dis : je ne regarderai l’heure que lorsque j’aurai atteint tel arbre. L’arbre atteint, je repousse jusqu’à la petite maison en ruines. Ainsi de suite. Devant l’immensité du travail, j’ai besoin de découper le terrain en lanières. Lanières de terre. Lanières de temps. »

La leçon a dû porter. Tu as délimité un petit territoire. Ou plutôt non! Qu’est-ce que tu as à tourner autour du pot? Tu avais envie de parler de Toulouse, effaré de sentir à quel point tes souvenirs se dégradaient. Puis tu avais tout botté en touche. Tu y pensais de temps en temps, comme ça, pour mesurer l’écart. Tu t’interrogeais sur ton arrivée Place Wilson.
                       
Vingt ans après trônait toujours la petite fenêtre au-dessus de l’enseigne formant les lettres du cinéma Gaumont. La fenêtre de ta petite chambre. On a collé sur la vitre du bas un cercle, comme pour signaler aux yeux de tous quelque chose. Et à tes yeux pour signer à jamais ta présence.

13 février. Tu décides de lire le journal consciencieusement. Tes yeux s’arrêtent sur un article : MORT NATURELLE. Le clochard de la chapelle identifié. L’inconnu retrouvé mort, dimanche, dans la chapelle Sainte-Jeanne-d’Arc à Toulouse a été formellement identifié par les services de police. Il s’agit bien d’un marginal de nationalité tchèque, âgé d’une cinquantaine d’années. Le malheureux aurait succombé à une mort naturelle. Très croyant, il avait élu domicile dans cette chapelle de la Rue Danielle Casanova, et fréquentait assidument une association caritative toulousaine. Cela te frappa de plein fouet : Georges était mort.

Tu l’avais toujours appelé Georges. Georges le tchèque. Tu revois son visage aux pommettes hautes et saillantes, ses doigts boudinés. Tu entends son rire qui n’en finissait pas. Son accent tellement suave.Tu revois sa démarche rapide dans divers lieux. Les dernières fois où tu le vis
Place Esquirol et place Arnaud Bernard, il était sale et en guenilles. Mais avec la même vivacité dans le regard. Tu ne l’avais jamais vraiment fréquenté mais il occupait dans ta vie une place unique. Il était le seul à avoir connu ta mère qui lui avait fait toucher du doigt la veine où était posé un cathéter (elle suivait des séances de rein artificiel) pour écouter battre son coeur. Il connaissait aussi une famille amie de Danielle. Le hasard en avait fait un trait d’union entre différentes personnes qui ne se sont jamais connues. Il venait souvent m’écouter chanter à la Cave-Poésie.

Au moment où tu choisis de rentrer en résurgence, voilà que s’offre une autorisation soudaine venue des plis du temps, un passeport violemment oblitéré par la mort. Ce qui s’annonçait comme un léger et douceâtre retour en arrière, prend dans la gravité de cette mort une tout autre mesure. Cela lui allait bien à Georges de  jouer le rôle du messager. Il avait tout de
l’ange, de l’ange déchu.
                   
Te voilà donc enfoncé dans les années soixante-dix. Juste après l’
école militaire préparatoire d’Aix-en-Provence. Tu marches dans la rue Saint-Rome qui n’est pas encore piétonne. Tu as soudain peur de devenir fou. Tu fermes les yeux. Tu veux revoir les habits, le climat de la rue permise aux voitures. Tu ne revois rien, pas même une image. Seulement une coulée de gris recouvrant tout.

Tu es terrorisé par ce qui se passe en toi. Tu te lèves. Tu sors de la petite salle dans la bibliothèque municipale, rue du Périgord, où l’on peut lire des journaux sur des tables inclinées. Tu retrouves presque agréablement les vertiges anciens qui te prenaient au moment de traverser l’immense salle de lecture et te jetaient tout en sueur et tremblements à l’extérieur. Le même état perdure alors que tu te diriges vers la Cave Poésie, et en entrant dans la rue du Taur, tu sens la présence de Georges riant et se tapant sur les cuisses tout en mangeant des fèves crues.

Tu ne te souviendrais donc que des tremblements, du mal-être, des suées, au milieu du quotidien effacé. (Tu regrettes déjà d’avoir ouvert cette boite de Pandore). Que faisais-tu en ce temps-là ? Tu tremblais. Sur scène ? Tu tremblais. Dans la rue, au café, au restaurant, tu tremblais. Devant les femmes. Jusqu’au coup final, qui te poursuit encore, de cet italien lisant dans les lignes de ta main une vie longue où tu serais toujours mal.

14 Février. Peut-être qu’en ce temps que tu n’arrives pas à rendre se loge une chose précieuse que tu as manquée, ou qui t’a manqué dans ta propre quête, alors que tu vivais dans une confiance absolue pour ce qui allait advenir. Il y a un élément que tu cherches à déceler dans une photo où, jeune, maigre, cheveux longs, veste noire de paysan (la même que souvent porte
Serge Pey ton ami poète avec qui tu arpentais les rues de Carcassonne toi chantant lui récitant ses poèmes), foulard autour du cou, tu chantes devant un parterre clairsemé. Tu ne sais plus où cela a eu lieu, ni quand. Cette photo t’a été donnée par un ami qui lui-même l’a reçue d’un autre ami. Ainsi cheminent des souvenirs qui n’en sont plus et qui donnent l’étrange impression que tout un pan des jours et des nuits passés n’a pas été vécu.

Récemment, on t’a demandé si tu avais bien chanté au foyer rural de Saint-Alban, il y a longtemps. Toutes les informations étaient réunies pour que ce soit toi. Mais visiblement, la personne qui t’interrogeait n’avait gardé aucun souvenir de ce que tu avais chanté. Et comme toi-même tu ne te souvenais de rien, cela faisait un étrange équilibre. Ni ressentiment, ni blessure d’amour-propre. Une indifférence curieuse. Comme si cette époque n’était qu’une répétition pour plus tard, quand cela irait mieux.

Où étais-tu à cette époque ? Dans quelle parenthèse qui te fit à ce point étranger à toi-même ?     

En écrivant ceci, dans l’arrière cour de ta pensée flottent des images en lambeaux de la place Wilson, de la rue Saint Antoine du T, de la rue Lafayette, du Mon Caf’, de l’ancien Bibent aux banquettes fatiguées, comme si elles s’étaient détachées de la photo où tu chantais en strates effeuillées. Tu jettes cette photo dans ton écriture, et en ronds concentriques ces images s’en vont s’effaçant lentement. Tu te sens parfaitement incapable de restituer  ces climats antérieurs. A la place des visages, il y a des tremblements. A ta propre place il n’y a que des rues. Tu ne ramènes rien de ces limbes pour la simple et bonne raison que tu n’étais pas encore né.

Ici aussi à Perpignan, tu sais que tu as déjà dormi dans cette chambre de l’Hôtel Athéna. Tu t’y revois seul. (L’étais-tu ? Peut-être pour filmer la troisième boule du
chant-flipper). Il y a les voix des enfants dans une cour d’école sur laquelle les fenêtres donnaient. Uniquement les voix. Mais derrière dans la neige voltigeant autour du mot Perpignan incrusté dans la boue tu y trouveras Minelle. Et l’image de Georges apportant des fleurs à Hélène dans l’appartement qu’elle partageait avec Minelle, se superpose à toutes les autres.

Le temps ayant suffisamment creusé d’écart, quelque chose réclame que la parole s’en empare. Tu ne t’attendais certainement pas à ce que ces premières amours resurgissent.

Dans une chambre haute de la rue Escoussières-Montgaillard il y eut un premier jour d’amour. Comme pour chacun. La première fois. Dès que tu le parles, chacun le parle pour soi. Plus besoin de parler de toi. Tu souhaites alors abandonner ce cercle. Tu aimerais bien inclure ceux qui ont partagé ta vie, le même air des rues, la même rêverie de mieux être social, les mêmes cafés. Revoir les interventions du Théâtre de l’Acte le dimanche matin à Saint-Sernin pendant l’Inquet. Ou les soirées à la Table Ronde. Ou les spectacles de René Gouzenne à la Cave-Poésie. La puissance de séduction du monde vécu avant qu’on ne le sache banal est terrible.

Tu as quitté la Place Wilson pour ta première chambre rue des Lois. Tu avais déjà chanté à l’Aget un peu plus haut dans cette même rue et tu te préparais à aller passer l’été à Bruniquel chez Anne et Louis à l’auberge de la reine Brunehaut avec d’autres chanteurs. Christian Ruché t’apprendra sur la guitare les accords du Condamné à mort de Jean Genet. Tu allais souvent rendre visite à Bronek, un ami sculpteur à Penne de Tarn. Tu y rencontreras le poète jean Malrieu. Tu n’avais pas vraiment de chez toi et tu errais. Puis ce fut l’appartement aux Arènes partagé avec Denis Bastien jusqu’à la rencontre avec Marie.

Mais là, tu hésites. Tu ne considères pas qu’il y a urgence à parler de ta vie. Ni intérêt. Il te semble que ce que tu as déjà dit dans tes poèmes et chants a d’une certaine manière tari le flux. Ayant toujours en tête la visée d’écrire une belle chose, tu te demandes à quel moment la vie banale atteindra ce point de bascule à partir duquel écrire sera à nouveau possible. Tu te soucieras un peu plus de vivre pour ne pas donner raison à la malédiction de l’Italien. En attendant tu chanteras et tu liras et tu écriras et ce sera toujours douloureux et opaque.

Tu ne chercheras pas à approfondir. Tu ne veux penser à ce temps que lorsque tu écris pour t’assurer de ce qui reste vraiment. En fait tu ne traques que ce que tu n’as pas vu, que tu ignores et dont la présence pourtant te taraude. Pour ceux qui ont vécu cette époque dans les mêmes lieux, tu espères que la seule nomination, la simple mention de quelques éléments ouvriront des pistes dans leur propre mémoire. Pour les autres, tu n’as qu’une envie c’est de leur dire : soyez vigilants à ce que vous vivez. Si vous le pouvez. Ne soyez pas, comme moi, aussi démunis devant tout ce qui va advenir.

Ceux dont les souvenirs restent bien présents ricaneront peut-être. Leur place, accoudés qu’ils sont au parapet, est réservée de toute éternité. Mais cela n’a pas d’importance. Ici un récit cherche son origine, un récit qui n’a pas encore eu lieu.

Ailleurs d’autres ont parlé ainsi, mieux ou moins bien. Parlé d’un temps enfoui. Mais qui ici a parlé ? Qui a pris ce risque d’oser affronter le banal ? Mais moi je tremble et jusqu’au bout je tremblerai. Et si rien ne transparaît ce ne sera pas parce que je ne tremblerai plus, mais parce que je n’aurai pas laissé ce tremblement monter à la surface de ma peau.

On se souvient de cette chose-là mordicus. On la croit importante. Mais bien sûr le plus important nous n’en savons rien. Et même s’il nous était donné de revivre telle journée dont le souvenir resterait fixé sur tel évènement, je suis sûr que nous resterions atterrés devant tout ce que nous n’avons pas retenu. Un tremblement inexpliqué qui fait que telle chose est conservée plutôt qu’une autre et pourquoi alors tu ne gardes presque plus de souvenirs de ta mère.

15 février. Tu t’étonnes après une journée et une nuit de parenthèse d’écriture, de ton acharnement à revenir sur cette période. A partir de quand s’est-elle séparée du sentiment que tu avais d’en être le contemporain ? Pourquoi t’en veux-tu autant de ne pas avoir su retrouver comment tu étais habillé, quels étaient tes objets familiers ? Comme si à cause de ce manque d’attention, le temps était passé sans rien accrocher.

«  Il serait passé de toutes façons ». Moi j’aurais tendance à croire que ce qui ne reste pas tient à notre seule indifférence. Tu repenses aux cinémas qui ont disparu: le Royal, rue Alsace, qui finit sa carrière en cinéma passant des films X, le Paris Place Esquirol, le Club, Place Wilson, l’Eden à Saint-Cyprien, le Saint-Agne enfumé. Pour mesurer l’écart.

Mais si tu cherches la couleur de ce temps que tu n’as pas su saisir au moment où il se vivait comment veux-tu la voir revenir ? Il y aurait peut-être une période tenant lieu de purgatoire pour tout ce qui fut vécu avant que de s’inscrire dans la mémoire. Peut-être aussi qu’avec l’âge un effondrement léger des organes, un imperceptible glissement de terrain sous ta peau, un resserrement des vaisseaux, un débit ralenti du sang, laisseraient des espaces vacants dans lesquels les images chercheraient à camper. Il est plaisant d’envisager les souvenirs comme des caillots emportés dans la circulation sanguine, lavée par le foie et déclenchant lors du retour au coeur d’incontrôlables émotions.

Maintenant tu rejoins le Bibent d’avant. Avec tes amis de la fac, Patrick Garcia et Monique, Denis Seel, sur les banquettes fatiguées devant des flopées de tasses de café, tu t’engouffrais dans des discussions littéraires sans fin sur les poètes, Blanchot, Lacan, la psychocritique, Barthes surtout, Deleuze, Guattari, l’Anti-Oedipe, les rhizomes, les trajets des autistes dans les cahiers de Deligny, Sade, Tomatis (ici même fut conçu Recoupes, revue on ne peut plus éphémère). Un savoir joyeux imprégnait l’air. L’éternité des rendez-vous réguliers faisait du monde un jardin sans cesse plus vaste. S’il faisait beau ou s’il pleuvait, qui s’en souciait ?


Tout ce qui se déployait en ce temps-là, nourri des rapports aux lieux sous forme de territorialisation, dé-territorialisation, (avec traces, cartes (séduction de l’anagramme avec écarts), rhizomes, chants-trajets, promenade orale, errance de paroles où toute chose vue, vécue, est enrôlée dans un fleuve qui se déroule au rythme de la marche. Nomination du lieu, des empreintes dans le lieu, graffitis (pas encore tags).
Ville écritoire. Ville écriture. Avec sa syntaxe et sa morphologie. Grammatologie. Verbe : hôtel de ville, commissariat, lieux de pouvoir. Compléments : monuments, maisons. Adjectifs : jardins publics, magasins. Autres compléments : nous-mêmes pour la circonstance ou la manière, ou le temps. Tout englué de poèmes. Ville. Désir. Sentiments. Géographie de l’âme. Attendre une révélation de l’accumulation en palimpseste des mots nouveaux tressés aux mots anciens, publicités, affiches déchirées sur palissades. Un texte de belle au bois dormait sur toutes les surfaces où quelque chose était écrit, dans tous les signes fragmentés. Alors que maintenant tu daignes à peine jeter un regard sur ces textes devenus morts.
 

Plus rien ne va de ce que t’offrait la ville, la Toulouse bavarde. Jusqu’aux cafés, jardins de fumée où les désirs calmement entreposés se donnent comme des jeux d’enfants. A la seconde où tu sens cette époque s’éloigner, cette ville qui en fut le support disparaît à son tour. Au bout d’une jetée. Le coût en a été fixé. Tu es banni.
Au moment d’en partir
le miracle d’amour te rend ta ville et la plus belle des amantes.

Tu peux en rester là pour ce soir. Tu vas bien trop vite en besogne. Le passage ne s’est pas fait dans cette lucidité apparente. Mais alors que s’est-il vraiment passé ? Tu songes à reprendre point par point tout ce que tu pourras ramener de cette époque : les itinéraires, les anciens textes, les photos, les journaux. Peut-être même les témoignages de contemporains mais ce fut plus tard (L’Empal’Odyssée, les Histoires Chantées ce fut plus tard). Et de cela tu ne veux pas. Quelque chose résiste. Le peu d’intérêt de ces surgeons te déprime, te fascine tour à tour. Tout cela est inextricable. Plus tu cherches à dégager des éléments du récit et plus ton écriture dérive vers une autobiographie ennuyeuse.

16 février. Alors tu tentes une petite incursion dans la fiction. Tu pourrais exhiber un personnage de la rue confronté à une situation énigmatique. Le même flottement mais déplacé. Un clochard faisant la manche l’aborderait et lui glisserait quelques mots à l’oreille. Un petit morceau de quelque chose entouré de papier aluminium passerait de main en main : un peu de shit peut-être ? Ou un message ? L’un des deux est sud-américain. Chilien peut-être. On vient de couper les mains de Victor Jara ( la chanson « Entendez-vous »). Demain il y aura une manifestation anti-fasciste. A moins que ce ne soit le FSI (Front solidarité Indochine). Tu aimerais être un démiurge, savoir tout ce qui s’est passé un peu partout. Et tu ignores à peu près tout. Même si tu faisais une enquête, tu ne recueillerais que des bribes. Toi, tu désires le bloc noir compact. Eux se satisferont de ça. Pas toi. Mais ne t’enfuis pas trop vite. Prends-le ce papier aluminium. Retourne dans ta chambre de la rue des Lois. Déplie-le comme si ta vie en dépendait. Ce sont les premières paroles d’une chanson. Tu cherches sur ta guitare une mélodie. Elle sort sans effort. Puis des voisins cognent contre la cloison car il est tard. Alors tu t’arrêtes. Ton personnage aussi. La fiction est un engrenage qui ne résiste pas à ce réel collé à la nuit, que tu regardes par la fenêtre, trouée de faibles éclairages, de clapotis de lumières comme autant de récits merveilleux perdus.

Ton personnage de la rue a replié ses journaux (il est donc vendeur de journaux maintenant, venu au pied levé remplacer la petite dame aux cheveux courts, un cigarillo toujours au coin des lèvres). Il se dirige avec son carettou vers le Père Louis, boire son petit muscat sur un tonneau servant de table. Il y rencontre une troupe assoiffée d’étudiants en goguette. Tu en fais peut-être partie quoique tu fréquentais plutôt la place du Capitole, la Table Ronde et son double Les Vieux Jacobins dans la rue Pargaminières. On t’aurait vu attablé mangeant une terrine de pâté de campagne ou des légumes crus. Combien de fois as-tu ouvert la porte dans cet antre enfumé à chercher un visage de connaissance ! Et tu revois Alain, journaliste à la Dépêche du Midi, en pleine rupture amoureuse qui vient à trente trois ans ( l’âge du Christ, dit-il en me rappelant son enfance baignée de protestantisme) d’attraper une tuberculose, te parler de Kierkegaard et de Rilke.

Ton personnage sort du Père Louis, se dirige vers la Garonne, entre au café des Beaux-Arts, ressort, traverse le Pont Neuf, emprunte la rue de la République. Tu considères comme de la provocation le fait qu’il te ramène sur les lieux de tes
chants-trajets. Il bifurque après les statues des femmes en pierre (les « reines » disent les enfants) longe les maisons sur la droite des allées Charles de Fitte en direction du Pont des Catalans, puis juste avant les abattoirs, prend la rue qui mène à la digue. Il rentre à la SPA saluer Manuel le Portugais qui habite rue des Filatiers la jolie maison à colombage au-dessus d’une boulangerie.

Il sortira avec un petit chiot en laisse. Entre temps tu auras eu besoin de contempler la vaste ouverture de la chaussée du Basacle, le filet rouge de sang dans l’eau où s’agglutinent les mouettes. Un immense goulet, mais goulet quand même, ample et étriqué, territoire douloureux où sont relégués abattoirs, chenil de la SPA, asile de nuit. A l’abri de la crue, le quartier de Saint Cyprien, dans le creux qu’il a foré en lui-même s’inonde d’un sang (plus loin est l’hôpital) dont aucune digue ne saura venir à bout.

Ton personnage s’approche de toi. Te demande une cigarette. Reste à tes côtés, silencieux, fumant comme une cheminée de bateau cloué au quai. Puis il redevient toi et une fois de plus l’autre n’aura pas existé.


Le circulaire n°1, en cercles concentriques, ceinture la ville. Sont éparpillés sur le trajet les amis chez qui tu te rends selon un rite bien établi. Le cercle s’est agrandi depuis Espalion, mais il est identique. Un jour nous ferons le tracé de nos trajets quotidiens et nous regarderons ces déambulations figées comme une expédition unique, une répétition en modèle réduit des espaces infinis dans lesquels nous passerons notre éternité.

On ne fuit pas. On tourne autour de soi en attendant qu’une porte s’ouvre.

En tournant encore et encore dans la ville autour d’un centre improbable, toi-même, voilà que tu t’identifies à une boule de flipper roulant dans les passages, les goulets, creusets, pentes pour s’abîmer dans le ventre de métal, resurgir, refaire le trajet etc. Image limpide et juste de ce temps-là. Adéquation parfaite entre intérieur et extérieur. Tout circule. Rien ne se fige. Même l’enfance y a son compte avec la tête coupée de Saint-Hilarian. A partir de là se forme une belle et grande éclaircie, comme lorsque au seuil d’écrire un poème tu jubilais d’une machinerie de langue en parfait état de marche. Mais les poèmes ne viennent plus. Tu tâtonnes dans une autre langue qui n’est plus celle du chant et du poème, en quête de nouvelles marques, proches d’une fiction où se reconnaîtrait transposé ce que tu viens de dire. Le bus, de ses reflets, fait glisser le lieu traversé vers d’autres continents, entre la descente aux enfers de la boule dans les entrailles de métal ligotées par les circuits électriques et la marche vers la lumière, à l’aube, quand le jour neuf habille les yeux de pierres précieuses.

18 février. Depuis que tu es entré dans ce travail sur cette époque, tout est bouleversé. Comme si les évènements réveillés en précipitaient d’autres cachés derrière eux au début du récit balbutiant. Il y eut Georges d’abord. Et puis ce jour-là tu te diriges à l’intérieur du Capitole vers les étages où sont les bureaux de la mairie quand quelqu’un t’agrippe par l’épaule ; en qui tu reconnais Marie-Jo que tu n’as plus revue depuis les années étudiantes quand elle habitait rue Lejeune avec Daniel. Tu pensais souvent à eux quand tu traversais Decazeville et que tu passais devant le HLM où habitaient leurs parents. Son visage n’a pas changé. Elle est en visite avec un groupe d’élèves. Te parle de son travail. De leurs deux enfants. De leur maison quasiment au pied de la centrale de Golfech contre la création de laquelle nous avions manifesté.


Elle est étrange cette génération. Elle donne le sentiment d’avoir préservé des élans secrets. Saisir le passage. Ses images multiples et lentes. Ne reviens pas à tes anciennes ornières. Joue le jeu. Ne pars pas chercher ailleurs des connexions fausses avec ce qui s’offre ici. Accueille ce qui se présente par effraction. Et si rien ne se montre tu devras retourner au silence.

Tu es donc Place Wilson et, par la rue Lafayette, tu regagnes la Faculté de Lettres Modernes sise encore et pour la dernière année rue Lautman. Tu repasses devant la chambre rue des Lois où tu as habité quelques mois. Il n’y a rien à en dire. Puis tu es assis à l’extérieur de cette même Faculté. Des étudiants de la Ligue communiste collent des affiches, distribuent des tracts. Tu es assis sur un banc en métal ajouré. Une voiture est garée devant toi. Tu imagines la voiture libérée de son frein à main avancer vers toi et la voiture libérée de son frein à main se met alors à doucement glisser vers toi. Juste le temps de t’arracher au banc que le pare-choc va cogner.

Une chape de sueur t’inonde. Cette anticipation (qui s’est reproduite une autre fois) ne te laisse pas penser que tu possèdes un don de voyance. Simplement que ton esprit peut parfois aller plus vite que l’évènement auquel il assiste. Et c’est pourtant cela qui reste le plus vivace au milieu de tout ce que tu as pu apprendre sur les bancs de l’université. Ici est un passage qui réactive la quête du lieu sans entrée ni sortie que l’écriture t’offre, et que tu voudrais métamorphoser en réel.

Les rues n’étaient pas encore piétonnes. L’espace n’était pas à ce point compartimenté. Assurément plus
abrupt dans les rencontres qu’il autorise, plus sauvage mais infiniment plus proche. Plus pauvre aussi. Et les clochards nous étaient familiers. Ils avaient leur place. Nous les connaissions tous. Sauf ceux qui déboulaient aux beaux jours au restaurant universitaire parce qu’ils savaient la combine pour y manger.

Tout se tient au bout de rien, en passe de basculer. Quelques éclats arrachés au bloc des heures. Au bord de rien pour construire le moule en creux du récit à venir. Et déjà tu ne supportes plus que les choses soient placées en un site que tu leur as pourtant réservé.

19 février. Déjà tu campes dans une tranche de l’ancien. Au milieu de la rue des Lois, avant le resto U et pas très loin du Clos Normand (autre resto U) un petit local de l’Aget-Unef. Tu y chantes avec Philippe Cointin qui interprète des poèmes de François Villon.
Jean-Pierre Armand en avait fait la mise en scène. La voix est magnifique. Tout devrait pouvoir s’expliquer par les chansons que tu écrivais à l’époque, restées les dernières traces tangibles de ton passage dans cette chambre du temps. Il n’y a rien à expliquer. La chanson ramène sa subtile imbrication dans le tout. Elle est déjà mémoire au moment où elle naît, légère, facile à transporter au fond de soi. Et là dans la Cave-Poésie, quelque part dans le public, il y a Georges le tchèque (de son vrai nom Jiri Wolf).

Tout à l’heure tu vas assister à la messe pour son enterrement. Tu vas retourner sur lui la page de marbre et le sens s’éloignera encore un peu plus du livre à écrire. Le manque ruisselle de partout. Immense est la vie même réduite que nous vivons. Immenses ses lignes de fuite derrière lesquelles nous courons.

20 février. La page n’était pas de marbre mais de terre dans un coin reculé du cimetière de Cornebarrieu. La terre argileuse. Tu ne voyais pas le trou béant. Seulement une paroi avec les trainées lisses que la bêche à laissées. Les croix de bois voisines portent toutes des noms étrangers. Les poignées de terre tombent sur le cercueil comme en toi les images de l’ancien temps pour recouvrir un récit clos.

Dans un demi-sommeil est arrivé le titre de Comptoir Toulousain. Aussi le nom d’un magasin de textile.
D’échelle en échelle vers le levant par les routes marines de la métamorphose, tu achemines des marchandises pour bâtir un labyrinthique dispositifs de textes.

Reconstruire un territoire. Maintenir la première vertu, dans l’épreuve : continuer d’écrire.

La Place du Capitole n’accueillait pas encore de parking dans son ventre et les marchands de fruits et légumes étaient bien plus nombreux. Ton corps pivote légèrement et ton regard s’ancre alors sur le petit bureau dans la pharmacie de Robert Montagut, à l’angle de la rue Gambetta et de la place du Capitole. Lieu de veille, de vigie, de partage de paroles. Petite grotte nichée au cœur de la ville, enclave qui m’était lieu protecteur dans ce monde décevant.

Robert Montagut avait crée sur ses fonds propres une belle revue au titre énigmatique de
Succion dans laquelle tu fis paraître plusieurs textes que tu as là sous tes yeux mais que tu n’oses pas relire parce que tu sais que tu n’en aimeras pas le style — plus original peut-être que celui que tu traînes aujourd’hui, plus spontané, moins entravé, mais pas mal faux — . Tu n’arrives pas à réconcilier l’obligation d’écriture que tu t’infliges sur les années soixante-dix et ce que tu écrivais en ce temps-là. C’est ainsi que rôdent toujours au fond de toi des fumerolles d’anciens brasiers ( les « fumerolles du désir » c’est ainsi que tu avais formulé ton besoin d’écrire, sans savoir à quoi « fumerolles »renvoyait et pourquoi tu l’avais acoquiné à « désir » qui s’accommodait à toutes les sauces).

Temps béni de l’écriture où la langue se lève avec l’aisance d’un mouvement naturel (le vent dans les arbres) et ne s’affaisse jamais, gardant toujours tendue la quête vers le sens inaccessible de la révélation.

Des réunions littéraires avaient aussi régulièrement lieu rue du Sénéchal dans l’appartement de Robert. Tu y rencontreras Jean-Luc Parent, les « Mirabelles », Bernard Manciet, Jean-Etienne Vigoureux etc.



La tête collée à la vitre (au cercle rouge), du haut de ta chambre de la Place Wilson, alors que le gros magnétophone Téléfunken à bandes déroule tes improvisations incompréhensibles, tu regardes la statue de Goudouli (dans le poèmes de Georges, on le voit dormir). Ce même Georges qui vient de sortir de chez toi, bouleversé parce que ta mère lui avait fait toucher le point de raccord entre deux veines pour permettre le branchement des tuyaux du rein artificiel, et où l’on sentait le battement du coeur avec une très grande intensité. Tu cherches à tâtons ce point de raccord entre les divers mondes que nous traversons. Personne ne sait nous enseigner comment parler de toutes ces vies que nous vivons à chaque instant. Nous ne sommes que leur lieu de passage. Parfois de mixage.

Le long de Garonne, bien avant que les berges ne soient aménagées et qu’elles aient leur fête, une maison faite de tôles, de cartons, abritait un homme sous les murs de l’hôpital de la Grave. Tu restais ouvert à ce paysage bavard, ce pont coupé, cette tour chapeautée du Château d’eau d’où pourrait démarrer un Ulysse  toulousain.

« Magnifique et dodu… ». De là aurait pu partir l’expédition romanesque. Mais Toulouse n’est pas Dublin. Tu n’es pas Joyce et tu t’apercevras assez vite que Monsieur Bloom n’irait pas plus loin que son déjeuner de rognon.

Mais toi, pourquoi n’as-tu pas enregistré le bruit de la plaque de fer au passage des voitures sur l’ancien Pont Saint-Pierre qui se propageait tout le long du quai Lombard, juste avant de renter à la Gamberge chez Laurence et Pierrot pour ton commerce de chanteur ?

Demain, tu iras encore errer dans le quartier des abattoirs où l’on voit pendre les « yssues » pour quelque temps encore. Et les enfants de la classe de CM2 de l’école Peire Godolin, que tu as emmené visiter le quartier Saint-Cyprien vont être les témoins d’un lieu qui va disparaître. (On va déménager les abattoirs sans les détruire et à leur place ériger le Musée des Abattoirs).

Tu aurais aimé les inciter (tu n’as pas su en parler) à bien scruter le passage entre deux époques, à inscrire en eux cette bascule, mais leur regard sur le monde est trop vif pour s’encombrer de cette pesanteur. Après, peut-être, cela leur reviendra. Et pour les aider à cela, à bien ancrer en eux cette disparition des abattoirs, il y a cette cassette d’Histoire Chantée : Le frisson revient quartier Saint-Cyprien, avec leurs voix d’enfants. Clandestinement tu poses des jalons, des repères, pour plus tard, pour eux, pour leurs enfants. Tu leur prépares des traces visibles.

Écrire te va si cela débouche sur cet état de partage. Autrement tu en as soupé. Autre chose se rêve au travers de ce désir d’écrire. Plus intime et plus juste. Une parole en quête de liberté sans l’entrave d’aucun lecteur. Mais est-ce encore de l’écriture ?
(Oui)


Tu pressens l’avénement d’un autre temps par cette écriture. Tu explores les passerelles malgré l’impossibilité physique d’en traverser certaines. Tu les traques enfouies et même si rien ne subsistera de cette recherche, restera le sentiment d’avoir mené à bien une tâche que personne n’aura exigée sinon toi et qui se perdra dans le tiroir de la chambre comme une eau de ruissellement au fond d’une ravine.

Cela est devenu une force. Le peu d’inventivité dans les images. La pauvreté syntaxique, la conduite à vue de nez, ne sont plus vécues négativement. Renversement. Ce sont des échauffements, des préparatifs de labour.

Cela ne te rend pas plus voyant pour ce qui fut vécu. En lisant des bribes du journal de Michel Leiris, tu souris quand il mentionne des journées où il rencontre tel peintre ou tel poète prestigieux par des «  mangé avec un tel…rencontre avec tel autre… » Sans en dire plus.

D’habitude on tiend un carnet pour travailler la lave chaude. Le tien travaille sur la lave froide. Tu t’y mets quotidiennement non pour écrire ce qui s’est passé la veille mais ce qui s’est passé dans les anciennes soixante-dix. Tu te refuses à tout support susceptible de réchauffer la mémoire : photos, journaux, anciens textes, discussions avec des amis de cette époque. Mais quotidiennement tu écris comme un petit marathonien sachant déjà qu’en bout de course son message livré sera : Nike (prononcer niKé).

Récit cantonnier. Tu fais partie de cette peuplade en transhumance dans le petit lieu, constamment habitée de paysages urbains, lambeaux de corps, panneaux publicitaires, images de toutes sortes. Tu n’y es pas seul, mais comment communiquer son regard ? Nulle part ne se parle cette vie à fleur de banal en vue de son accomplissement. Elle est de mèche avec le vent et le champ labouré, elle rebondit comme les oiseaux de proie du lieu de leur guet, quand ils ont pris leur victime. Elle tourne avec les routes, prend de la vitesse dans les plaines, accueille un visage ou le repousse. Elle feuillette un journal qu’elle abandonne dans les toilettes, se gare sur le parking, entre dans une cabine téléphonique. C’est elle qui sonne pour retirer la carte quand la communication est finie. Elle encore qui barre le souvenir au profit du temps gaspillé dans le trajet. Tu as beau la confiner dans un chant auquel tu accroches comme guirlandes les noms de lieux qui tomberont feuilles mortes dans les jours, il n’y a plus qu’elle, immense qui témoignera de ton être là.

Tu tiens ce fil dénudé entre des mains anciennes, plantes repoussées au bout du corps. Les mains succèdent aux mains et ce sont les poèmes. Tu glisses sur la ligne d’horizon de cette vie en fuite perpétuelle. Tu n’as plus qu’à t’accorder à son rythme, la saluer, l’honorer de la reconnaître partout où tu la verras sourdre et ne plus faire tant attention à ces linges qui pendent accrochés à ses gibets, squelettes des jours et des nuits effacés à la gomme sur l’ardoise rouge du cœur.

Tu ne t’attendais pas à le voir apparaître ce cœur dont tu es bien en peine de parler. Parlez-moi d’abord de votre cœur serait une belle entrée en matière pour faire connaissance.

Ton cœur est la figure passagère de cette vie trajet. Il reçoit et expulse les mêmes émotions que tu vas devoir apprivoiser et mener à la page, comme des bêtes conduites à l’abreuvoir.

21 Février 93. Ah! Te voilà fourvoyé dans les chemins emplis de ronce. Pas même de mûres à manger, ces fruits d’épines, ni de gratte-culs ou…impossible de savoir l’autre nom. Le vieux savoir des prés et des forêts ne te sert à rien dans la ville. Panier vide ouvert aux maraichers. Toute la foule du dimanche se souvenant de ses origines paysannes pour aller toucher la terre qui n’y est plus.

Marché Cristal, marché Victor Hugo et ses « guinguettes » à l’étage au bord d’un fleuve aux rives bétonnées. Enfilades de restaurants. Couscous. Poissons. Paellas. Le Palmier. Après « l’inquet » à Saint-Sernin.

A Saint-Sernin les brocanteurs sont installés en cercles concentriques. Une machinerie lente te fait prendre un sens sans que tu aies le sentiment de le choisir. Une pression te pousse à avancer. La foule, ce sont les anciens pèlerins revenus. Très peu de gens achètent. Tous ces humains serrés, fervents, partageant le même rite, forment un barrage contre les peurs. Ils se sécurisent. Chaque petit marchand occasionnel — et tu les reconnais à la pauvreté de leur étalage — donne l’impression de se débarrasser d’objets trop encombrants pour une vie nouvelle. Chacun d’entre nous, là, avec tous ses objets familiers étalés devant lui, dirait de lui bien plus que toutes ses paroles.

Le dimanche est un gouffre jailli au milieu du temps. Chacun a déserté sa place, redevenu nomade. S’est enfoncé en lui. On ne remarque bien que les gens seuls, encore plus seuls au milieu des familles entre messe et pâtisseries. La fête du clan et la déréliction de l’homme seul. Avec par-ci par-là de la légèreté comme si ce jour-là le monde tentait d’être neuf.

Tout effacé, autre chose commence ; et vraiment autre chose commence lorsque tu rencontres Danielle au marché Saint-Cyprien. Un dimanche. De cette rencontre tu t’approches silencieusement. Le cœur saura-t-il en parler? Pris la main dans le silence? Mais non ! Ce n’est pas vrai. Comme un fleuve elle s’est glissée en toi, enchantant ta langue. Elle est devenue
ce chant de l’amante, L’Aubrac, la danseuse nue de la voile et la foraine. Seul le chant est capable et dure. Seule la voix rend compte de la présence.

Ainsi tout doucement, des choses se remettent en place. Tu sors de cet appartement rue de la Bourse, que tu partages avec Marie et Gaëlle avant que d’aller loger au Mirail chez un autre couple avec enfant. C’est là que tu apprendras la mort de Pompidou. Et la mort de ta mère. Tu sors de cet appartement rue de la Bourse et tu te diriges vers la Place des Carmes. Tu entres dans le bâtiment de la redevance télé où tu travailles à temps partiel (il te semble gagner dans les neuf cent francs). Tu donnes à manger à l’ordinateur des feuilles de différentes couleurs. Dans l’immense salle tu es le seul homme (jeune homme) au milieu de femmes. Tu travailleras après dans un collège à Muret comme surveillant d’externat à quart de poste. Ce qui te permet de garder ta bourse universitaire.

Tu ne t’attendais pas à te retrouver dans ce temps-là où la vie trajet s’organisait autour de la rue de la Bourse, de la rue des Filatiers, de la rue des Paradoux, de la rue Pharaon chez Mamadi. Ensuite ce fut un appartement pour étudiants à La Faourette. En même temps le chant continuait de prendre place. Et ce qui te revient ce ne sont pas des titres de chansons abouties mais des fragments improvisés empilés dans les roues de ton magnétophone Téléfunken. Tu ne comprenais rigoureusement rien à cette logorrhée mais tu savais qu’au plus profond se disait quelque chose d’essentiel qui était toi. Tu en avais retravaillé un partie pour un récital des plus énigmatiques à la Cave-Poésie dont le titre était
« Comme ça me chante ». L’affiche de Marc Carballido représentait une petite fille au milieu d’une rue tenant d’une main au bout d’un fil un ballon qui était en fait une bouche ouverte.

Un homme se jette sur une scène pour chanter. Il ne sait pas ce qu’il va dire. Le sens lui échappe. Mais il chante, danseur de langue, une sorte de transe intérieure qui traverse le corps sans vraiment le toucher, tremblement invisible.

Un jour, bien plus tard, tu crus comprendre que chaque fois que tu employais le mot « jour » tu parlais de toi. Et chaque fois que tu employais le mot « journée » se dressait alors une présence féminine. Un jour je prendrai le jour sale. Et il est tombé en lui-même. J’habite en face de chez moi. Hélez les eaux de la margelle. Hélez les eaux. Tu te lèves et tu te dis que tu iras peut-être ce soir au cinéma Saint-Agne ou à la Cave-poésie voir les Chevaux de feu.

Tu as besoin de te rapprocher de toi-même. De retrouver confiance dans ta parole. Tu serais bien malhonnête d’affirmer que tu oses tout dire. Tu attends, dans ton mutisme d’homme redoublé par l’écriture, une révélation qui ne va pas tarder.

Tu t’enneiges comme tu peux. Tu dessines des contours autour de rien. Tu ne dis pas tout. Dire tout est un sacrilège de quelque chose d’inconnu. Dire tout se défend, te rapte et te laisse couché sur le lit dans l’incapacité de te lever. Tu écoutes en toi une rumeur diffuse : quelque fil au bord de se casser. Dire tout ne veut plus que tu reviennes à la page. Il te confisque l’énergie nécessaire. Dire tout a sa raison que tu ignores.

La contrainte du carnet quotidien (ou presque) n’arrange rien. Tu te perds dans les méandres des images et des mots cherchant à se lier. Toute l’énergie a reflué là et rien ne vaut. Ce qui liait tout ça a disparu car ce qui liait tout ça se refuse à toute mémoire. Ne fait trace de rien. Tu gardes en toi ces images mais hors du temps.

Pour les faire revivre, tu pensais qu’un ton juste suffirait. Là est le leurre. Car de quoi t’autoriserais-tu pour dire qu’il y a un ton juste et que ce ton serait juste? Alors qu’il n’était que vacillant, souffreteux?

Il arrive que le désir de tout soit si fort qu’il nous propulse à travers les choses désirées si loin que nous ne savons revenir à quai. La conséquence en est que quelque chose logé dans le coeur n’a jamais accès. Toutes les autres émotions sont gagnées par le soupçon. Y aurait-il mensonge ? Il vient un temps où nommer cela devient possible, semble-t-il. Mais ce temps où nommer cela devient possible n’existe pas encore.


Tu cherches à te reposer comme après un violent effort. Pour nous, les pas assez d’histoires, l’ennemi est à l’intérieur. Où nous mènent les mots et où les menons-nous, nous qui n’avons rien inventé, seulement hérité d’un monde déjà construit par les poètes ? Nous, les enneigés d’enfance, nous ne savons pas marcher dans d’autres territoires. Appauvris parce qu’ayant quitté la pauvreté armant le coeur. Et lorsque nous accédons, nous ne le voyons pas.

Les reproches de celle qui t’aime, entends-les là, si tu peux et non ailleurs. Tu les connais
ces routes qui ne mènent à rien. Tu les as largement arpentées dans ta cartographie. Celle qui t’aime ne te demande rien d’autre que ceci : que ces routes mènent au partage.

 

Allons ! Quand cette contrainte d’écrire va-t-elle être dépassée par la nécessité d’écrire ? Aimerais-tu au fond revenir dans ces chambres ? Tu crois que non. Tu ne veux que revoir comment tu t’asseyais après avoir ouvert la porte, et les objets qui t’accueillaient, le bruit du siphon du lavabo et à quoi tu rêvais au bord du lit, guitare aux mains, près des livres sur la petite table en bois (quels titres ?). Rêver comme chacun de revenir vivre un seul jour, pas pour changer quoi que ce soit, mais pour simplement le revivre.

Soit mais quel jour ? La voilà bien la date épave. Que tous ceux que tu n’as pas su accueillir te pardonnent. Dans le grand trajet de vie, nous ne sommes que des petits points mal accrochés à la surface. Ecrire nous remet toujours sur des seuils ignorés.

Tu continues de perpétuer ces sillons avec le regard que tu prêtes au laboureur quand il découpe mentalement son champ pour le labourer. En fait aucun laboureur ne t’en a parlé. Tu imagines. Et déjà cette métaphore se détache.

23 février 93. Depuis longtemps tu portes cette fascination du car, de l’autobus. Nef moderne. Chambre en mouvement. Lieu public mêlé d’intime. Petits voyages anodins où chaque voyageur offre une présence neuve. A peine le temps d’échafauder une historiette, une aventure avec l’un ou l’autre des passagers que déjà d’autres récits surgissent. Argonautes du circulaire n°1 (le plus chargé poétiquement), l’ancien 26 vers Empalot, l’ancien 148 vers le Mirail. Le 2 vers Jules Julien. Le 64 vers Purpan (pourquoi un chiffre barré vers l’Hôpital ? ). Le 10 vers les Minimes. Le 16 tu ne sais plus pour où (peut-être Les Isards ?).

Tu as remarqué ceci : les chauffeurs de bus, veufs des caissières du fond, avaient souvent à leur côté, malgré l’interdiction, une femme discutant avec eux. Cette femme se sait en représentation et joue avec. Elle est l’élue, la promise séduite par le nautonier. Car naval. Les voyageurs à mi-corps. Bustes en goguette. Hurlement des portes dégazées. Plaintes incessantes. Main courante sur la barre de métal, où se tenir. Transports urbains. Transports divins. Petite Odyssée. Le très archaïque nomade de nous s’éveille en sentant sous ses pieds les vibrations de la route comme s’il était pourchassé par un troupeau d’aurochs dans une immense plaine. Réminiscence du chasseur à l’affût quand le monde alentour accélère sa danse.

Ticket composté. Droit de péage. Droit de passage. Octroi mobile. Village médiéval en fragments. Là les fortifications et les donjons de verre. Place de l’Estrapade. Abattoirs. Rue des Filatiers. Rue Pargaminières. Dans cette ville, aux siècles entassés et qui te séduisait, que cherchais-tu ? Une immortalité contenue en un seul regard.

Traces et cartes. Les lettres circulent parallèlement  dans les vitres des cars des paragraphes. Tu contemples, fasciné, le mystère de la combinatoire des lettres. Une seule bouge et le sens bouge, et c’est magnifique. Au-delà du jeu, l’enjeu même du vivre. Au bout du car la carte. Et toi. Carte recouverte par une pulsion violente pour sortir de la difficile situation sociale dans laquelle tu te trouvais. Celle-là même qui te fait traverser les années sans rien voir d’autre que ce seul élan. Il aura fallu que le véhicule du réel freine dans sa lancée, de manière si violente que tu te retrouves projeté sur le dossier du fauteuil en encoignure, pour t’ouvrir enfin les yeux sur l’alentour.

Et que savais-tu vraiment de ce qui se passait alentour ? Dans les cercles les plus éloignés de ce centre que tu supposes être le même  pour chacun ? A cette époque : Liban, Vietnam. Ensuite changez les noms.

Tu t’enneiges de phrases. Tu les portes à un point de rupture où elles cassent et s’éparpillent en flocons de lignes qui ne retrouvent plus ni sens, ni figure, ni musique. Tu longes à nouveau la Garonne. Du côté des Beaux-Arts. Les frondaisons des arbres forment une voûte débordant le parapet sur le vide. Par les trouées pratiquées dans les piles du Pont Neuf, l’espace s’élargit et se resserre. Tous ces lieux-là vont-ils un jour te reparler ? Peut-être les as-tu épuisés ? Tu leur a pris plus que tu ne pouvais leur rendre et tu les laisses là, désemparés, aux mains des dealers. L’espace en bas est plus vivable, débarrassé de ses voitures. Y a-t-il toujours des clochards en résidence dans le petit réduit aménagé sous l’escalier aux marches tant usées ? Tu n’y vas plus. N’en veux rien savoir. Ce ne sera pas ton fonds de commerce pour les jours à venir. Il est temps que tu partes.

Partir est un écran. Un écart. Un terrain vague. Un no man’s land que tes phrases se dépêchent de recouvrir. Elles ne savent rien de ce qu’elles recouvrent. Tu le leur caches. Avec à nouveau ce sentiment physique de n’être qu’un petit point sur la peau du monde, une fragilité parlante. Tu sens que tu te rapproches des autres au moment de partir. Volonté de les comprendre mieux. Ton regard ne les traverse plus, à la recherche d’un au-delà d’eux-mêmes qui n’existe pas (tu le sais seulement maintenant). Ce sont eux vraiment que tu regardes et même si tu ne comprends pas leur présence, cette incompréhension n’est plus un obstacle mais comme un premier lieu.

Ton écriture manuscrite rend identique le u et le n (la langue là c’est la lagune). Lien et lieu se confondent. Peut-être qu’à chaque fois que tu crois écrire lieu tu écris lien. Et réciproquement. Quelque chose de probablement faussé au départ. Tu acceptes qu’il y ait une tare dans le processus de fabrication. Tellement nouée à la chair qu’elle l’a remplacée. De là une lutte contre ces névroses qui logent en toi sans être tiennes. Désirs tordus. L’amour a recouvert cet état, l’a anesthésié mais ne l’a pas effacé. Des lézardes tout au plus. Comme si tout ce qui avait été vécu devait se répéter sans fin. Et fuir alors, permanence du fuir dans la maison qui te rend ouvert sur tout, engrangeur boulimique, sans mode d’emploi.

Et chaque fois que tes élans de vie cognaient trop fort, tu fuyais jusqu’à ce que le chant devienne une réponse provisoire mais appropriée à cette lutte en toi qui te ravageait, que tu subissais sans comprendre, comme ces improvisations chantées aux paroles énigmatiques, éclats d’un bloc noir taillé dans le vif de la langue, dictées de l’en-soi.

L’émotion ainsi faussée, asséchée, t’auras fait manquer beaucoup d’occasions d’agrandir la vie. Voilà ce qui échoit aux pas assez d’Histoire.

Tu dénoues. Que ne saches-tu enfin construire ? Débarrassé des scories, habillé d’un corps presque neuf, tu penses revenir sur la scène t’exposer à nouveau, pour pleinement sceller la nouvelle alliance que tu t’acharnes à mettre en oeuvre. Seul creuser t’intéresse. Tu reprends la route et tu dis aux tiens que cette fois tu  ne fuis pas.

 

Ancre 1

23 février. Au-delà de ce petit territoire de chasseur, quels autres lieux de Toulouse existaient à tes yeux ? Etriqué ce quartier Saint-Cyprien, comme une resserre de jardin, une remise. Début ou fin de Gascogne selon. Lieu d’inondation et de relégation pendant très longtemps. Tu seras donc passé d’une rive à l’autre comme une anguille accrochée à un fil pour refermer les lèvres de la plaie que fait Garonne dans le temps. Accroché à une des lèvres, tu assistes à l’échappée, stupéfait d’avoir déjà tant dit. Je lis le temps qui passe, je suis à l’affût du moindre changement. Je veux le voir comme Joris Ivens voulait voir naître le vent.

« La grande Battue ». Image juste de dérouler la métaphore filée de la chasse dans la ville. Pas tant pour la mort de la bête (pourtant les abattoirs, la SPA, et le chat mort dans le jardin de neige) que pour l’impression d’une traque. Il se dirait : la vie ne va pas plus loin que la bouffe, la santé, l’argent. Le rêve confisqué n’est autorisé à s’acoquiner qu’aux objets à vendre. A l’objet visé. Tout est permis, rien n’est possible. Cela nous a forgé d’une certaine manière clandestin.

Tu t’es tant acclimaté à cette clandestinité que tu en fais un peu trop. Tu mesures l’écart entre une parole poétique entièrement accaparée par elle-même et son partage avec les autres, avec ceux en qui ce regard sur le monde, cette pratique de la langue n’a pas  de place. A quoi bon s’enfoncer dans cette imbrication de l’oeil et de la langue si personne ne suit ? Il manque une passerelle, un lien entre l’audace d’une écriture neuve et la capacité de lisibilité d’un lecteur de bibliothèque.

Dans cet espace-là, mal défini, émerge une définition qui ne vient pas de toi. A Empalot, presque naturellement, à la fois par respect et par ironie, ils t’ont appelé « poète ». Magicien préposé à la langue, sorte de prêtre pour ritualiser l’écriture.

Peu à peu s’est mise en place une pratique au plus proche du réel, pour ne plus avoir à répéter le joli poème dont le contenu fondra sous la chaleur des projecteurs. Pour arpenter l’écart qui se fait entre cette belle chose de langue que tu peaufines dans tes ateliers intérieurs et ceux qui ne t’entendront pas. Ce lieu, ce point, tu pourrais en faire une image centrale, entre deux rives par exemple, comme deux pôles d’exister.

 

25 février 93. Écrire et toujours le ressassement, le faux ressac de phrases lourdes qui n’ont pas réussi à se rendre légères. Cela ne résout rien. Tu ne sais d’ailleurs pas si résoudre est possible. A nouveau les récits semblent désirés. Mais tu dois encore t’astreindre dans ce cahier à faire revenir l’époque des années soixante-dix de manière sauvage et sans méthode. Tu peines à  laisser affleurer le début d’un récit. La langue du poème redouble l’énergie que donne l’amour. Elle est son double redonnée. Mais ces poèmes ne valent que pour ces temps-là. Après, d’autres poèmes empruntent la rainure laissée par la coulée de la langue d’amour, se déversent dans le paysage, noient les pages et les chants dans un lyrisme prêt à se fausser à tout instant.

Nous savons bien que l’amour bouge, va jusqu’au bout de mourir mais renaît, s’enfouit à nouveau, resurgit. Nous le savons et c’est incontournable.

Tu n’aurais donc jusque là rien vécu. Tu auras été choisi, rejeté, accompagné, relégué. Mais aussi quelque chose d’innomé y sera resté toujours en travail. Tu auras aménagé un campement pour ta  vie foraine entre le monde et toi. Un solide camp imaginaire où tu peux te réfugier quand ce monde se trouve trop violent. A partir de ce camp de base, tu organises des expéditions vers des sommets réputés inaccessibles. Tu as congédié les Sherpas. Ils te volaient tes provisions.(Tu aurais dû les congédier plus tôt). Tu te harnaches. Tu te décides enfin à emprunter le trottoir défoncé devant les Beaux-Arts, le long des frondaisons formant tonnelle avec le parapet. Tu prends par le Pont Neuf. Tu traverses. Tu es rue de la République. Et puis plus rien. Le monde s’est éteint.


Tu te rétractes. Tu n’oses plus te rappeler quand tu poussais la grille verte au grincement déjà familier, des petits matins, des soirées passées sous les tilleuls à chanter et à rire avec Danielle, Philippe et Pierre. Sans oublier Geneviève et Nina. Une vie neuve prenait ses marques. Même dans tes rêves les plus heureux, tu n’aurais pas cru qu’il te serait donné de vivre cette plénitude.

Ta langue se déroule, mature, rigide, vaguante, sans poème —comme tu l’as souhaitée — mais tu n’as pu t’empêcher d’y parsemer quelques fragments de pierres précieuses. Tu retrouves cette intuition dans le livre de Jacques Roubaud (La Boucle). Tout ce qu’il dit de l’aube, ce regard sur la vitre, tout cela tu le ressens mais tu ne sens pas la nécessité de l’écrire. Tu te mets volontairement à l’écart de ce travail.

En même temps tu te refuses à relire ce que tu as écrit. Tu en meurs d’envie pourtant. Encore quelques jours et tu changeras de récit. Tu dois retourner le long de Garonne. Sans nul autre support que cette image de toi marchant le long du quai. D’autres images sont en train d’apparaître. Mais c’est celle de la promenade qui l’emporte, se superposant au tableau d’Henri Martin : Jaurés se promenant sur la berge.

Et cette image de marche réveille alors tes autres marches de Vermus (Espalion) à la Sainte Victoire, de l’Aubrac aux Dentelles de Montmirail. Travail forain, tu marches porteur fidèle de la présence de celle que tu aimes. Dans le jardin de la maison 26 avenue du Château d’eau, dont tu n’habitais que deux pièces obscures et insalubres au rez-de-chaussée, tu te revois enterrer un  chat mort, raidi par le gel, planter des tulipes et respirer en homme libre.

 

26 février 93. Tu n’arriveras pas ainsi, à mettre à jour les complexes réseaux de la mémoire. Tu continueras de marcher, la tête ailleurs, incapable de discipliner ton regard pour le fixer sur un lieu précis, lui demander de creuser, exiger de lui de gratter le givre sur la vitre bleue (Roubaud). Pour en finir toujours de la même manière. Ici le répétitif de la quête du sens entré en boucle tournera longtemps comme un fauve en cage dans la centrifugeuse du sang.

A nouveau, tu es en route.
Une longue descente de la colline de Jolimont jusqu’aux abattoirs. Le temps que ton esprit perde de sa vitesse, décélère et aille et se loger dans le creuset d’un café. Depuis l’enfance traverser une rivière, un fleuve, est une tâche pluri-quotidienne. Les deux côtés d’un fleuve. Les deux côtés du monde. Chaque rive a son identité. Chute du paradis terrestre dont on ne se souvient pas. Par contre de la chute, on s’en souvient très bien. On ne se souviendrait même que de ça si tu n’y mettais pas le holà pour définitivement casser ces rainures où glissent rêves, légendes, obsessions, poèmes. Sans cesse coulissent dans le décor répété des jours ces glissements d’images.

 

Tu dis que tu y mets le holà ! Tu esquisses même le geste. La surprise alors quelque temps  — Quoi ! Te parler à toi-même avec cette rudesse ! — suspend le mécanisme de ressassement. Tu le crois enrayé pour toujours. Quelque jours ? Et le revoilà repartant de plus belle. Alors pour la énième fois tu reprends la même image de déambulation, le même début de récit avorté le long de Garonne. Sept fois, tu fais tourner le lieu en toi, tu le trempes dans la rivière attaché comme du stockfish aux barques remontant de Bègles vers le port en amont de Conques jusqu’à l’estofinado. Tu fais dessaler ton récit en le laissant traîner dans les courants du corps. Tu ne sais ni quand ni comment tu aboutiras, ni ce qui restera de ton récit, ni qui en toi l’accommodera pour le manger.

Insensiblement la fiction se retire au même rythme que le réel. Au loin les Pyrénées auréolent les cheminées de l’usine Grande Paroisse (ex APC, ex ONIA). De longues trainées jaunes s’en échappent. Mais ici tout est propret et lisse. Quelques jeunes gens tentent, à mains nues, d’escalader la paroi de briques rouges, en quête de prises sûres. C’est une des images d’habiter ici : une petite audace pour un petit risque de chute, la mort si l’on tombe mal, de fractures à coup sûr. Il y a dans une des salles su Capitole une peinture représentant deux femmes, anges ou muses, survolant la ville rose. Le commentaire dit à peu près ceci : La Poésie aperçoit Toulouse  et s’y fixe. Je ne suis pas certain qu’elle y soit célébrée.

 

27 février. Tout servirait à merveille d’ancrage dans la fiction, si tu n’avais pas décidé de ne pas y travailler, de ne rien amener de sérieux à l’élaboration du livre à venir. Le risque est là, palpable, qu’en voulant écrire trois pages par jour tu ne fasses certains jours que noircir des lignes à vide. Voilà à quoi te mène cette interdiction stupide de revenir en arrière lire ce que tu as écrit et déjà oublié. En même temps cette mécanique de contraintes, que tu vois à l’oeuvre, devrait peut-être te permettre d’aller un peu plus loin dans le débroussaillage des autres mécanismes de contraintes, d’interdits ou d’obsessions qui t’ont toujours habités.

Tu te rappelles en confession cette pratique magique où tu t’accusais d’une faute dont tu ignorais en quoi elle était une faute. Pollution nocturne. Plaisir venu tout seul. Péché ? Ecriture sur le drap blanc. Blanc sur blanc. Pas dans la neige.

Là, tu es droit devant la porte en verre cathédrale, à côté du Gaumont qui menait aux étages où tu logeais. Il s’est passé tant de choses là, debout. Combien de siècles vivons-nous ? En raccourci.

28 Février. Au matin te saisit une fatigue simple, impossible à effacer. Dans le corps, l’énergie met du retard à monter. En met de plus en plus. En mettra de plus en plus. Devant la porte opaque et translucide ta timidité était telle que mettre la clef dans la serrure au milieu de gens attendant leur bus, n’ayant rien d’autre à faire que te regarder, te déclenchait un tremblement intérieur qui avait pour conséquence d’entraver un geste pourtant familier et de le rendre lourd.

Un jour ta mère vomit du sang dans la nuit. Il fallut aller avec ton père au commissariat rue du Rempart Saint-Étienne pour faire venir un docteur. Ton père voulait donner un pourboire au policier. Pour que le sang s’arrête sans doute.

Ta mère, ton père et ta sœur repartirent sur Rodez. Te revoilà seul, livré à toi-même, titubant.

Tout ce temps pour que parvienne enfin ce qu’était alors la vie, du temps que tu habitais Place Wilson. Petite chambre comme un bout de couloir aménagé. Le vieux magnétophone à bandes. Le bruit des étourneaux rentrant par milliers. La ronde des voitures. Pénible impression sur cette place en cercle d’habiter sur le trajet d’une base magnétique qui tourne sans cesse en boucle. On n’entend ni venir, ni partir les bruits. On n’entend que le rugissement incessant des voitures sur lequel viennent se greffer les éclats de voix des gens sortant des cinémas et des cafés, les conversations des taxis et les cris de ceux qui sont seuls. Et plus tard dans la nuit les voitures en rodéo faisant crisser leurs pneus.


Tombe alors la neige, comme elle tomberait sur n’importe quelle époque. Elle ne restera pas car rien ne reste de ce désordre blanc. Le vent la porte penchée comme si elle venait d’un temps futur, traverse la fenêtre et disparaît. Quelque plaques encore accrochées aux tuiles des toits. Rien de plus. Légère embellie. Luminosité diffuse. La vallée embrumée. Traits blancs. Traits d’images provenant de si loin. A croire qu’empilées en toi, elles arrivent à se mouvoir à leur gré, entièrement indépendantes. Comme si tu effeuillais le livre de photos de quelqu’un d’autre : celui-la même qui en toi distribue les anciennes images. Probablement quelqu’un qui a disparu dans l’assèchement du présent. Tu y piétines encore. Tu restes avec cet autre en toi par politesse, pour lui tenir compagnie. Mais tu sens bien que cela ne pourra pas durer, que chaque jour assèche sa durée et même avant que cette empreinte ne sèche à son tour, tu es déjà sur un autre tronçon de la route.

Cette ville que tu crois connaître, des jours et des jours y ont séché au milieu des métamorphoses lentes de l’espace, commerces, trottoirs, circulations avec des sens énigmatiquement changés selon des lois que tu ignores. Par la suite tu repasses par un lieu indéterminé et ce que tu as connu une fois de plus a disparu. Mais cela ne t’émeut pas. Pourtant tu te reproches de n’avoir pas assez été vigilant pour cueillir l’instant du passage. Tu n’es pas dans la nostalgie mais ça tu le dis trop souvent pour en être persuadé.

1er mars. Et tu ne supportes plus ce temps de réflexion, cette respiration avant que de commencer à écrire. Tu aimerais te fondre dans un flot ininterrompu d’énergie. Sentir s’écouler à tout instant de la force. Cette histoire ne tient à rien d’autre qu’aux aspérités de la route. Elle ne prend quelque valeur que lorsque la roue de cette histoire banale s’abime dans les fondrières, cahier dans les nids-de-poule. La    roue de ce récit n’a pas d’essieu.


Tu te retrouves assis au Florida à boire ton café. Les toits ont gardé de minces plaques de neige. Tu entends les commentaires des gens autour de toi, le ciment de l’âme sociale. Tout est banal. Les pigeons ont pris possession de la place, la traversant de façon chaotique. Sur le balcon en façade du Capitole le drapeau rouge avec la croix occitane en jaune d’or. Les bus se posent en falaise contre le trottoir. Tu viens de te faire extraire une petite pipette de sang au laboratoire d’analyses sous les arcades. Encore quelques gouttes de lignes pour accéder au bas de la page. Délivrance.

2 mars. Tu t’es décidé à aller à la bibliothèque municipale en ce jour neigeux consulter la Dépêche du Midi de janvier et février 1972. Et comme un fait exprès au moment où dans cette chambre d’Hôtel à Albi (Hôtel Lapérouse) tu cherches le carnet où tu as recopié certaines dates et certains évènements, tu t’aperçois que tu l’as perdu. Alors de mémoire te reviendra le passage sur la « Petite truanderie » à la Cave-Poésie puis à l’espace culturel rue Croix-Baragnon. Il y avait Louis Guitar (qui faisait aussi de musiques pour les films de Robert Bresson) Jean Baptiste H Segelstein, Julien Barrias, France Léa. Un article précisait que ce projet de regroupement revenait à Christian Dente. Le Théatre du Pavé de Paul Berger jouait Beckett qui lui avait écrit à l’occasion une lettre très sympathique. Simone Turck montait Le Voyage autour du monde en 80 jours. Déjà des poussées nationalistes en Yougoslavie. Les Etats-Unis cherchent à s’assurer un monopole agricole sur l’Europe. De la neige en Midi-Pyrénées…mais rien qui ne soit à même de réveiller une émotion. Rien que le constat que là erraient des fragments de vie. Par curiosité j’avais regardé quels étaient les films qui passaient au Royal, à l’Eden, au Colysée ? La folie des grandeurs avec Louis de Funés et Yves Montand. Les Pétroleuses, BB et Jeanne Moreau.


A cette lecture, tu avais ressenti une grande fragilité. Une certaine pauvreté dans la qualité du papier, dans les réclames. Plus proche des années soixante. Tu retrouves les noms de journalistes connus : Marie-Louise Roubaud (qui a signé l’article louangeur sur « La Petite Truanderie ») Michel Roquebert, le spécialiste du Catharisme, Yves Marc. La vie artistique semble assez réduite. De ce point de vue il y a eu enrichissement. Alain Geismar tenait meeting à la Halle aux grains devant trois mille personnes (?). Trois gauchistes avaient été arrêtés dans l’Espagne de Franco, porteurs de tracts marxistes. Une bombe avait explosé au local de l’AJS. C’est vrai que pas mal de tes camarades étaient dans la mouvance trotskyste. En politique tu étais ignare (Le pas assez d’Histoire).

Tu écris cela rapidement comme pour en finir. Tu n’y tien plus à te suspendre à ce temps révolu qui ne laisse remonter que des fragments. La neige en chutant recouvre le temps. Les signes de la modernité s’effacent : voitures recouvertes de neige, gens emmitouflés. Tu te découvres alors de plain-pied avec n’importe quelle autre époque que tu as vécue. Le labyrinthe reste ouvert et ne subsiste que l’errance au travers de rues arpentées.

En lisant une interview de Philippe Jaccottet où il plaidait pour une poésie faite dans l’acceptation des limites, tu acceptas alors que le non-dit soit aussi un moteur pour une écriture à venir.


3 mars. Tu voudrais écrire un poème pour fêter la sortie du désert au milieu de quelques chants d’oiseaux plantés dans la neige et la grisaille de l’aube. Dans la chambre au deuxième étage, juste avant d’aller déjeuner, tu tiens a écrire encore une page pour en finir définitivement. Hôtel Lapérouse. Encore quelques lignes sauvages sur les années soixante-dix. Par la fenêtre, grande langue blanche, des jardins encaissés entre des arceaux de murs. La neige recouvre toutes les époques. Les villes perdent leurs éclats lumineux et leur immensité pour n’être plus que de simples bourgs de villages désertés, collés les uns aux autres. Derrière les toits une Grande Roue foraine surplombe la ville. Dernier arceau du jardin cosmique. Grande Roue arrêtée. Noria figée pour remonter l’eau des souvenirs.  Mais par quels canaux, avec quels godets irriguera-t-elle le jardin de la page ?

Hier, avant de t’endormir, tu as senti venir un début de récit. Tu ne peux pas en dire plus, quelques ombres indistinctes, une manière de parler aussi, une mélodie des voix. Sans entraves. S’écoulant paisiblement. Mon Dieu ! Des personnages seraient-ils en train de naître à mon insu ?

Aussitôt l’envie de fuir. Mais il faut aller au bout de la page. Deux oiseaux sur une branche dans un jardin réveillent le paysage, en font un tableau flamand grouillant de monde. Deux formes s’en détachent.
Deux formes humaines qui portent sur un brancard une roue de pain ou de fromage. Tu ne vois pas leur visage. Ils s’éloignent au loin, lentement. Ils emportent ton récit non abouti ailleurs et toi, tu es heureux pour une fois de n’avoir pas su dire.
 


 

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