bateaux / épices
Février 1986
C : Chanteur
Philippe Berthaut
E : Écrivain
Didier Carette
Musicien
Bruno Reichmann
Les textes en bleu sont chantés et feront l’objet d’un enregistrement ultérieur
C : Quand mes vaisseaux éclateront,
que je partirai en haute mer
à l’intérieur des volets
abaissés et les autres relevés
qui sont des voiliers cloués aux maisons.
E : Juste avant que je n’aille plus loin que je n’osais l’espérer,
au milieu des entrepôts fermés et de tous les lambeaux de
mémoire marine que ma ville retient dans son immobile
voyage. Juste avant que je ne m’affale dans une taverne éventrée où je faisais commerce de mon chant pour quelques pièces de monnaie et de l’alcool volé aux serres de la nuit.
C : Ô cette nuit est un soleil
puisque la pluie s’est allumée
Maintenant qu’un sillage nait
avec un corps à découvert
et que je m’enlise sablé
dans la couleur d’être enfin là.
E : Je faisais commerce de mon chant pour quelques pièces
de monnaie et de l’alcool volé aux serres de la nuit.
C : Quatre cris dans la rue
quatre soleils qui se taisent
toujours, qui se taisent toujours
qui se taisent toujours.
E : Cela cognait dans ma tête
C : Les quatre chiens de ma maison
se sont réunis dans les coins.
E : Et je cherchais une issue. Oui je cherchais malgré moi,
contre moi.
C : Le premier cherche les bateaux
le deuxième affale les voiles
le troisième ne dit rien
le quatrième tient le rôle
Et à la découverte d’une terre inconnue
un chenal nous traverse, à la rue cousue.
Ô le pré des jours tombé dans l’ordre des jours perdus
ô les yeux décousus des choses
voyageurs au dedans
dans la lumière rose.
Ce pré est bien plus beau
qu’un clair matin à mon jardin.
Je vois les tulipes pousser
c’est toute l’enfance remontée
avec ses coins obscurs
et le museau des nuages.
C’est tout cela ce moment-là
maintenant qu’un sillage nait
au plus profond du corps noué
et que le chant va s’y lever
dans une taverne noyée
à Saint-Cyprien ou ailleurs.
Maintenant la vie se décline
avec aucun des mots d’avant.
E : Et pourtant j ‘ai cogné partout. J’en ai arrêté de manger.
C : Il faut se faire un corps de veilleur.
E : Et parce que je portais une simple guitare comme un bateau
serré contre l’océan de ma poitrine je me suis mis en révolte,
je me suis mutilé sur le quai enfoncé des trottoirs, face aux falaises des maisons, tout seul, sans qu’à ce moment-là personne ne le sache pour les siècles de siècles.
C : Vigie! Vigie encastrée dans le coffre
entre le bureau, l’étagère
Et rie qu’une queue caressée
L’armada du sang qui s’est clouée aux vaisseaux.
E : Et je sentais en moi bouillir, pourrir et à nouveau bouillir
un chant qui ne se prêterait jamais aux manœuvres du monde.
C : Quand mes vaisseaux éclateront
que j’irai voyager ma chair
entre la terre et les photos
et que la peur sera quand même
mis à la porte enfin.
Oh! quand ma langue
quand ma langue sera bue
par les cailloux du chemin.
C’était juste avant que je n’aille plus loin
qu’il ne m’était possible d’espérer
et que je ne savais pas, moi, chanteur
comment rejoindre et rencontrer
celui qui écrivait en clandestin
niché au fin fond de mes soutes.
E : C’est que j’étais de plus en plus présent et insistant.
C : Il était là à me coller oui!
Partout où j’allais il me suivait
et tout ce qu’il avait à dire
ne franchissait jamais
l’embarcadère de ses lèvres.
E : Je n’avais pas le droit!
Il te fallait d’abord me donner vie et chair
et présence réelle.
C : Je l’avais souvent aperçu dans les tavernes.
J’arrivais. Je saluais. D’un simple coup d’oeil
sur le nombre de tables occupées je pouvais évaluer
à cinq francs près l’argent qu’ils me jetteraient
dans la soucoupe. J’en étais même arrivé à repérer
qui allait me payer à boire et éviter celui qui soudain,
touché par la grâce magique de mon chant en profiterait pour déverser de ses entrepôts intimes toutes les histoires de sa vie
qu’il y avait entassées.
Et pourtant je revenais, je saluais, je chantais :
Cela se passait hier au soir
dans un bordel tendu de noir
une dame aux yeux d’opaline
est venue m’offrir de pralines
je lui ai dit merci beaucoup
mais sur moi je n’ai pas de sous
elle m’a répondu bijou chez moi
on ne prend que les fous :
Métaphysique et viens à la maison
Ya du soleil et des mimipinson
Métaphysique et viens à la maisons
Ya du champagne et des cotillons
Des romances à quat’sous
Des tableaux de Van Gogh
Des petits négrillons
Viens à la maison!
Cela se passait hier au soir
dans un bordel tendu de bleu
à ma gauche yavait Margot
venue du pays des rideaux
qui a le coeur comme une plaie
et le sein comme un défilé
on s’y glisse les yeux fermés
aussitôt dit, aussitôt fait :
Métamorphose et viens à la maison
Ya que des grilles j’habite une prison
Métamorphose et viens à la maison
Je te chanterai la complainte
Du condamné des hautes tours
Et la ritournelle tristesse
Qui se ferme comme des fesses
Viens à la maison!
Cela se passait hier au soir
dans ce bordel tendu de bleu
ces dames étaient fatiguées
on m’a prié de m’en aller
mais ce saltimbanque en livrée
je n’suis pas près de l’oublier
quand il m’a glissé ce couplet
que mes oreilles ont avalé :
Métempsycose et viens à la maison
Je te montrerai tous les grand frissons
Métempsycose et viens à la maison
je te jouerai la sérénade
avec mes deux cents chiens savants
mes clowns venus de toutes les Grèces
et mes cris qui font des enfants
Viens chez moi!
Cela se passait hier au soir
dans ce bordel tendu de bleu
on est venu me réveiller
et c’était vous réalité
avec vos cent chaussures d’ombre
c’était un lit c’était un rêve
rie n’avait changé dans la vie
hormis cette chanson vieillie :
Mets ta mémoire et viens à la maison
Ya des oiseaux qui tricotent ton nom
Mets ta guitare et viens à la maison
Yaura toujours des girafes
Qui pianotent avec le vent
Des Don Quichotte poètes
qui jouent à la trottinette
Viens chez moi! Viens chez moi! Viens chez moi!
Et il réagissait. Cela ne passait jamais le débarcadère de ses lèvres mais je sais qu’il réagissait. En son for intérieur il me disait tais-toi, je dois écrire, tu me gênes. Tais-toi un peu s’il te plaît.
Parfois je le regardais à la dérobée. Il était toujours en train de travailler sur son texte, d’y revenir en le raturant. J’avais l’impression que tout son corps ruminait ce qui tombait sous sa plume. En m’approchant je réussis à lire le titre qu’il y avait mis : le mât de misère.
J’étais sûr qu’un jour la rencontre aurait lieu. En attendant je chantais comme d’autres mendient. Mes chansons étaient autant de moignons exhibés.
Je n’avais pas appris à protéger mon chant contre cette fausse charité qu’ils manifestaient en applaudissant. Ce n’est pas ça que je voulais. Obscurément mais de toutes mes forces, je ne faisais que rêver violemment pour que mon rêve soit plus fort que le meurtre de mon rêve qu’ils portaient en eux. Me suis-je trompé sur leurs intentions? Je ne le crois pas.
J’ai longtemps rôdé autour de cette cale enfouie dans la terre. La nuit sécrétait des images de port, des silhouettes de grues, des odeurs de marée. Peut-être que si j’avais réellement connu un port en pierres en chaînes en varechs en cordages en docks, je ne serais pas là à l’inventer. Mais pourtant ce soir-là, je le vois maintenant avec une très grande netteté, c’était un port.
Et c’est là que que je l’ai rencontré sur le seul de cette taverne où je n’osais pas entrer. J’avais peur de ces îles mornes et bruyantes, ce cette clientèle échouée là pour troquer alcool et nourritures contre des pièces de monnaie.
E : Entrant en rade par le quai, je m’acheminais vers les puissantes mâchoires des premières maisons en bordure de mer. Le vent dompteur rengorgeait les souffles dans les poitrines d’où ces derniers tentaient diverses sorties aussitôt réduites à néant par les rafales cycloniques.
La pluie attendait très haut perchée dans les nuages de s’effondrer sur les hommes expulsés d’eux-mêmes par la violences des éléments. Que mes propres passions aillent se défaire au-dehors !
Je ne tiens pas tous mes chiens en laisse dans la parole dénouée. Certains vont se terrer dans des endroits impossibles où j’accède parfois par un petit ponton capricieux enfoncé dans le vide comme une ancre réelle.
J’entre et de mes cales parfumées je me débarque marchandise. J’apprends à vendre mon état. Une pointe de couchant dans le coin de la côte signale la dissolution.
Le monde m’accapare dans ses oscillations. Le monde!
Revoilà le chien d’infidèle!
Il y a un dieu qui m’aide et un dieu qui me fout des bâtons dans les roues. Chacun a ses alliés. Comme chez les Grecs et les Romains. Je ne sais ni leurs noms ni les différentes figures qu’ils prennent chaque fois que leur désir change d’objet et que l’objet c’est moi.
Et je ne peux même pas leur poser la question. La question? C’est quoi la question?
La question est exilée.
Et quant à ceux autour de moi, ces humains qui parlent entre eux en déversant des blocs de lave froide, je leur répondrai pas pour leur faire le plaisir de recouvrir la question.
Qu’importe que je leur réponde et que je les connaisse, je me suis déplacé vers eux pour qu’ils ne me menacent pas de leur présence inconsidérée. Car maintenant je suis installé dans le rythme du ressac, dans l’intimité du bavardage cosmique.
C : Il faut entrer dans la taverne?
E : C’est la chambre du voyageur où tous les objets familiers se répètent de ville en ville. On y dessine sur les tables de bois, de marbre, de formica les losanges précieux de la solitude torride. Le bout de mine qu’on y laisse n'est pas une trace suffisante pour enrayer l’exode des signes. Les ronds des verres de bière abandonnés ont plus à dire du ventre de l’homme attablé au paysage maltraité de lui-même.
Et les femmes ici n’ont pas permission d’errance. Comme une grève, ici avec ses crustacés rampants dans les enseignes,
et ces bouteilles avec leur mer jetée dedans, tout le comptoir
se met à pencher et le serveur devient ce grand navigateur
qui connaît bien les côtes qu’il imbibe. Il en tire modérément
salaire, pourboire et c’est vrai qu’il est impossible de croire
qu’il ait un lieu à lui, une chambre, une femme, une autre vie.
C : S’il est une autre vie possible qui doive commencer ici,
j’aimerais qu’elle soit annoncée par un page et que sur la table
à la place du cendrier, il y naisse soudain un vase de lys.
Alors arriverai
par la fenêtre noire de Matisse
regard noir arrivant.
Par le négrier de la quête
oscillerai.
Débarquerai nautique
à la port des eaux.
Aborderai de plain oeil
nautonier.
Ouvrirai une passe.
Peut-être accosterai
aux îles sonores.
Caboterai de phrases en récifs
le corps voilé.
Felouquerai la langue.
Recruterai un équipage.
E : Nom?
Lieu de naissance?
Âge?
Domicile?
au suivant!
Nom?
Lieu de naissance?
Âge?
Domicile?
au suivant!
Nom…………
C : Mon nom ne vous dira rien. Il est comme un panneau à l’entrée d’un village sur lequel sont inscrites de grandes lettres noires sur fond blanc. mais il n’en est que la moitié, que son recto, car à la sortie du village vous trouverez un autre panneau, le même, mais cette fois barré d’un trait rouge. Le voilà mon nom.
E : Lieu de naissance?
C : Entre les deux panneaux, le village est pareil à un immense sac éventré ou à un bateau échoué. Entre les deux. A Aigueperse. C’est là qu’eut lieu la première traversée. Entre les deux panneaux.
E : Âge?
C : Chaque année des maisons s’ajoutent agrandissant l’écart entre le panneau d’entrée et le panneau de sortie.
E : Domicile?
C : Dans cet écart débute l’immensité de l’océan.
On ne sait pas trop qui randonne.
Un petit point silencieux.
Un éclat détaché du monde qui s’effrite.
Une ligne musicale de la fresque.
Alors arriverai
par la fenêtre noire de Matisse
regard noir arrivant.
Par le négrier de la quête
oscillerai.
Débarquerai nautique
à la port des eaux.
Aborderai de plain oeil
nautonier.
Ouvrirai une passe.
Peut-être accosterai
aux îles sonores.
Caboterai de phrases en récifs
le corps voilé.
Felouquerai la langue.
Recruterai un équipage.
( Le chanteur sort et rentre portant une planche sur laquante est écrite la phrase :
ILS PORTENT DES MARCHANDISES A VENDRE
L’écrivain vient l’aider. Ensemble ils font tourner laplanche. Sur l’autre face il est écrit :
ILS PARTENT A L’AUTRE BOUT DU MONDE
Puis le chanteur escamote MONDE
ensuite BOUT
ensuite TRE
L’écrivain dévoile alors la lettre E (dite lettre denavigation)
ILS PARTENT A L’EAU
L’écrivain escamote A L’EAU
puis TENT
puis PAR
puis le S d’ILS
à la place duquel apparaît le E
qui donne à lire ILE
Ils pivotent une nouvelle fois
On peut lire sur la nouvelle face
PARTIE PIRATE
C : Dans le cendrier de la nuit
où chaque chose éteint sa forme
on voit le regard navigant
devant les écoutilles closes.
On voit s’éveiller un bateau
qui glisse le long de nos cuisses.
Avec lui glisse la voie d’eau
de l’amour et de ses épices.
Posé rosé dans le feuillage
le jour invente les voiliers
les cordages les oliviers
et cette vague d’y durer.
L’ÉCONOMIE DU VOYAGE
E : Sur le quai il regarde les objets s’en aller. Les siens.
La tempête pénètre la chambre. Les siens.
Ceux qu’il a façonnés, parts voyageuses de sa chair,
une des parts.
L’exil ici est à celui qui reste.
Il a dans les mains des pièces de monnaie. Est-ce que ça vaut
vraiment le drap qu’il a tissé et ce qu’il a de lui tissé au drap?
Il ne sait pas. Il est plusieurs. Ce qui se loge dans ces draps est une cale immense.
Sur le bateau il oeuvre à faire traverser la marchandise. Il broutera aux vents le temps. On le paiera moins cher.
Quand il touchera son salaire il sait que quelque chose manque. Et dans la beuverie du port ou sur le lit d’un bordel, cela lui reviendra qu’il ne fut pas payé pour le temps brûlé dans l’attente.
Et encore au comptoir, au bout du compte, immobile
intermédiaire, il achètera à bas prix la part secrète de l’immobilité. Et en comptant les bénéfices il trouvera un trou qu’aucun registre ne retient, qui passe les mailles des chiffres arabes et ce sera par la fenêtre l’invisible forme bateau dans l’absence océane des rues.
C : La bouée
et le trou dans la bouée
échouée sur la plage sablée des lèvres.
Façon de voir le monde arriver
le monde s’éloigner.
Dans ses oiseaux collés
la nuit patiente.
Dans la forêt
le coquillage échevelé
d’où Vénus est venue peut-être.
Et le bateau arrivant
laisse l’écume blanche
laisse là doucement sur le cahier
et ne dit rien de plus que cette arrivée lente
et l’équipage est en vue de l’équipage.
Un bateau part et attend qu’on le nomme.
Dès qu’il sera nommé il sera navigant.
Le chanteur amène le panneau TAVERNE à l’écrivain. Il bouge les lettres
ENTRAVE
Le chanteur rectifie avec REVANTE.
L’écrivain cherche en composant VENT
VENTRE et arrive à AVENTRE
Le chanteur sort alors de sa poche la lettre U
Le bateau se nommera AVENT U RE
L’écrivain ouvre le JOURNAL DE BORD :
1ère journée
Mer calme. Vent faible à modéré. Tout baigne. J’ai embarqué un chanteur qui pour l’instant ne me sert à rien. C’est à coup sûr un tour du destin. On ne choisit pas toujours avec qui on coule. Tant qu’il me rend servie et ne m’importune pas avec ses questions inconsidérées, aucune raison de le jeter.
E : Et c’est alors que je le vis sortant des quatre lignes
manquantes du journal Et c’est alors que je le vis
en vigie le plus haut de l’homme Il est dedans la voile
du rideau et chaque fois qu’il se déchire pour laisser
arriver quelqu’un, corps au débarcadère, on est toujours
sur le quai de bois et vous, bateaux assis, vous entendez venir à vous,
vous contenez tous les voyages de vos âges, en face du miroir.
Dans cet écart débute l’immensité de l’océan. On ne sait pas trop qui randonne, un petit point silencieux, un corps détaché du monde qui s’ilote. Une lige musicale de la fresque.
En vigie le plus haut de l’homme aborde et chaque phrase est
donc la première ile ou côte
ou bande de terre
port déjà fait.
Et ce qu’il hèle en lui de l’équipage occupé à la
manœuvre ce sont comme les battements innombrables des cœurs.
L’homme du mât ne s’attend pas à la peuplade des semblables. Il est lui-même continent découvert qui donne
offrande de ses lieux.
De la voile tant dépliée des yeux, lézardée où les mots s’engouffrent, il est
l’arrivant répété. Accueillez-le, il est en vue
du non connu, terre vierge de l’heure à venir. Là est tout son
accès de conquête et d’avance. Il dira que cela suffit d’avoir
raccourci les espaces entre l’homme et la femme. Il dira mais
d’en-haut et dans la ale faite pour être emplie comme un
ventre les compagnons saborderont l’échafaudage premier.
Et l’œil chargé d’objets trafiqueront de l’homme.
C : Ils sont sortis des tavernes avec les bandeaux de leur nom
Marins ils étaient nombreux ils n’étaient pas légion.
Ils sortaient de la crue devant les tavernes fermées
La pluie qui venait les abriter c’était le sang des voiliers
Y a un homme qui dort au bord de la porte
Une parole étanche dans la cale du corps.
Ils sont sortis avec les tatouages secrets que la chair écrit au soleil
La rue traversée était pleine de signes vides,de bouts de corps entassés en
ivrognes et en putains
Le monde s’endort se tord dans sa mort
Il n’y a plus d’accord quand le bateau est très loin
dans sa quille.
Visiteurs de l’angoisse ivoirine du port.
Dans le ventre la lampe.
Ils sont sortis d’eux-mêmes derrière les hameaux
les processions les îles.
Est-ce que vous croyez qu’ils cherchaient des miroirs
avec leurs regards éclatés?
Est-ce que vous croyez qu’ils cherchaient des reflets
pour recoller les images d’eux-mêmes?
Voyageurs d’une vie arrimée dans la chair
écoutez-les ils chantent.
Assis autour il y en a qui n’ont rien compris du tout
ils reviendront dans leur taverne froide.
La taverne est faite pour l’attente du bateau c’est tout rien d’autre,
rien qu’une invention de veilleur.
Ils montent des fruits, ils montent des corps
au milieu des cales des rats et des cordages.
Bateliers de la nuit à la proue du désir
Regardez-les ils partent.
Qu’est-ce que je fais homme du mât
Indique-moi ce que je dois faire.
E : Qui veut avancer dans ce monde
ne doit pas savoir où aller.
Il se doit de se rendre prêt
à tout ce qui doit advenir.
Être le quai et le bateau
et les marchandises et les cordes
et les pirates et les gréements
les voilures et l’embarcadère.
Le mât ensablé dans tes yeux
de chanteur arrêté au creux
des tavernes des chambres
sans portulan ni cartes
ni autres engins sophistiqués
qui lui enseignent où est sa route.
C : Qu’est-ce que tu veux que ça me foute.
Je veux simplement savoir où je vais.
E : Toi tu vas te faire timonier
tu vas te mettre à la barre
C’est moi qui vais te diriger
pour ne pas te faire échouer.
C : Est-ce que je mets la barre à droite?
Est-ce que je mets la barre à gauche?
Tout au milieu?
E : Je t’indiquerai le cap mon vieux.
Ne crains rien!
C’est moi qui pilote.
(surgissent des voix vantant des produits
commerciaux, tant séduisantes et tant violentes
que l’écrivain doit attacher le chanteur comme Ulysse le fit avec ses compagnons pour ne pas céder au chant des sirènes. Puis il se met en colère.)
E : Le petit Pan est mort et le Grand est très fatigué. Ou bien alors ‘est le contraire. Les porteurs de chant en ont ramené la nouvelle et les chanteurs du port, les officiels se sont bien gardés d’en parler pour ne pas perdre leur place sur la galère du Généralissime. Ils ont sorti leur pavillon de complaisance et continuent de trafiquer impunément avec les négriers de la langue et la complicité des sirènes.
Et nous, les ménagères de l’intérieur, où irons-nous faire notre marché. Nous voilà en train de vider nos filets sur le grand bateau arrêté de la scène. Dieu seul sait va savoir pourquoi.
Le Grand Pan est mort. Et le petit est fatigué.
Ou bien alors c’est le contraire.
E : Au matin les ballots ne bougeaient plus, rivés aux algues des lumières. On cherchait à souder le regard à quelque forme.
Dans l’étang asséché de la bouche : la dernière carpe crevée.
On voit un attroupement de couleurs et l’on ne comprend pas ce qui se passe. Ils portent de l’argent, ils sont là pour l’échange. Ils donnent, ils prennent la marchandise :
Les verbes : le fenouil
Le sujet : le poireau
Le complément : l’orange
Les mots crus : les cerises
L’adjectif : la frisée
L’épithète : le persil
Les phrases : les fraises
Les adverbes : les asperges
L’article : l’artichaut
Et c’est le lieu qui jongle avec les hommes en les lançant l’un contre l’autre. Dans le comptoir de l’air ils voient les mots partir comme des bateaux retranchés de la mer.
Ils s’attendent au pire dans l’épidémie du langage. Et les poètes sont maintenus en quarantaine dans leur langue.
Les pronominaux : les pois chiches
La conjonction : le lait
L’interjection : l’olive
La relative : la romaine
L’indicatif : le salsifi
L’imparfait : la carotte
Un peu plus loin on vient de débarquer. Au premier plan : tonneaux, barils, paquets. Les mots en sueur auréolent la surface. Bateliers en sueur débarquant aux tavernes des récits improbables. Et ces histoires restent entassées sur la quai.
Personne ne les enregistre. Elles sèchent dans l’air et se silencifient.
Et ce sont elles bien après qui assèchent nos lèvres /quais, quand, silencieux, nous nous regardons arrivant vers nous sur le pont du vaisseau de nuit. Car, malgré nous,
à notre insu, nous avons embarqués ces paquets de paroles.
C : De quelle caravane viens-tu? Tu es l’unique batelier pour les épices de ta vie.
Batelier étendu aux
quatre coins du monde
quand tu nous viens rêvant
La perdrix bleue du ciel
piaillant dans les haubans
les routes du Levant
Batelier martelant
les cadences du jour
à traverser les mots
pour dévoiler au bout
ce qui se fait silence
Et la foire déplie ses gens
à tous les abords des marchands
mais ton étal ce sont tes dents
ta marchandise ton corps blanc
Les enseignes de tes cheveux
brillent dans un cheval nerveux
qui tire tout seul
qui tire tout seul
une guitare
Bateleur Batelier
les deux disparus dorment
dans un port retiré de la ville marchande
Bateleur Batelier
d’écluse en foire vous alliez
et les tréteaux de l’un
n’étaient que le chalut de l’autre
mât de cocagne et de voilier
arbre marin plantant racines en terre
car dès que l’on eut mis des verres aux hublots
et dès que les commerces furent vitrinés
vous les deux transparents
on vous a détroussés
on vous a exilés de cette transparence
et on a exilé une chance de plus
d’être de la parole et du voyage