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bateaux / épices

Février 1986

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C : Chanteur
Philippe Berthaut

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E : Écrivain
Didier Carette

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Musicien
Bruno Reichmann

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Les textes en bleu sont chantés et feront l’objet d’un enregistrement ultérieur

C :    Quand mes vaisseaux éclateront,
        que je partirai en haute mer
        à l’intérieur des volets
        abaissés et les autres relevés
        qui sont des voiliers cloués aux maisons.



E :    Juste avant que je n’aille plus loin que je n’osais l’espérer,
         au milieu des entrepôts fermés et de tous les lambeaux de
         mémoire marine que ma ville retient dans son immobile
         voyage. Juste avant que je ne m’affale dans une taverne éventrée où je faisais            commerce de mon chant pour quelques pièces de monnaie et de l’alcool volé aux          serres de la nuit.


C :    
Ô cette nuit est un soleil
         puisque la pluie s’est allumée
         Maintenant qu’un sillage nait
         avec un corps à découvert
         et que je m’enlise sablé
         dans la couleur d’être enfin là.



E :     Je faisais commerce de mon chant pour quelques pièces
         de monnaie et de l’alcool volé aux serres de la nuit.


C :     
Quatre cris dans la rue
         quatre soleils qui se taisent
         toujours, qui se taisent toujours
         qui se taisent toujours.



E :     Cela cognait dans ma tête
   

C :    
Les quatre chiens de ma maison
        se sont réunis dans les coins.



E :    Et je cherchais une issue. Oui je cherchais malgré moi,
         contre moi.


C :    
Le premier cherche les bateaux
         le deuxième affale les voiles
         le troisième ne dit rien
         le quatrième tient le rôle
         Et à la découverte d’une terre inconnue
         un chenal nous traverse, à la rue cousue.
         Ô le pré des jours tombé dans l’ordre des jours perdus
         ô les yeux décousus des choses
         voyageurs au dedans
         dans la lumière rose.
         Ce pré est bien plus beau
         qu’un clair matin à mon jardin.
         Je vois les tulipes pousser
         c’est toute l’enfance remontée
         avec ses coins obscurs
         et le museau des nuages.
         C’est tout cela ce moment-là
         maintenant qu’un sillage nait
         au plus profond du corps noué
         et que le chant va s’y lever
         dans une taverne noyée
         à Saint-Cyprien ou ailleurs.
         Maintenant la vie se décline
         avec aucun des mots d’avant.



E :    Et pourtant j ‘ai cogné partout. J’en ai arrêté de manger.


C :    
Il faut se faire un corps de veilleur.
   
E :    Et parce que je portais une simple guitare comme un bateau
         serré contre l’océan de ma poitrine je me suis mis en révolte,
        je me suis mutilé sur le quai enfoncé des trottoirs, face aux falaises des maisons,          tout seul, sans qu’à ce moment-là personne ne le sache pour les siècles de siècles.


C :     
Vigie! Vigie encastrée dans le coffre
         entre le bureau, l’étagère
         Et rie qu’une queue caressée
         L’armada du sang qui s’est clouée aux vaisseaux.



E :    Et je sentais en moi bouillir, pourrir et à nouveau bouillir    
         un chant qui ne se prêterait jamais aux manœuvres du monde.


C :    
Quand mes vaisseaux éclateront
         que j’irai voyager ma chair
         entre la terre et les photos
         et que la peur sera quand même
         mis à la porte enfin.
         Oh! quand ma langue
         quand ma langue sera bue
         par les cailloux du chemin.
         C’était juste avant que je n’aille plus loin
         qu’il ne m’était possible d’espérer
         et que je ne savais pas, moi, chanteur
         comment rejoindre et rencontrer
         celui qui écrivait en clandestin
         niché au fin fond de mes soutes.



E :    C’est que j’étais de plus en plus présent et insistant.


C :    Il était là à me coller oui!
         Partout où j’allais il me suivait
         et tout ce qu’il avait à dire
         ne franchissait jamais
         l’embarcadère de ses lèvres.


E :    Je n’avais pas le droit!
         Il te fallait d’abord me donner vie et chair
         et présence réelle.


C :    Je l’avais souvent aperçu dans les tavernes.
         J’arrivais. Je saluais. D’un simple coup d’oeil
         sur le nombre de tables occupées je pouvais évaluer
         à cinq francs près l’argent qu’ils me jetteraient
         dans la soucoupe. J’en étais même arrivé à repérer
         qui allait me payer à boire et éviter celui qui soudain,
         touché par la grâce magique de mon chant en profiterait pour déverser de ses               entrepôts intimes toutes les histoires de sa vie
         qu’il y avait entassées.
         Et pourtant je revenais, je saluais, je chantais :

        
Cela se passait hier au soir
         dans un bordel tendu de noir
         une dame aux yeux d’opaline
         est venue m’offrir de pralines
         je lui ai dit merci beaucoup
         mais sur moi je n’ai pas de sous
         elle m’a répondu bijou chez moi
         on ne prend que les fous :
       
         Métaphysique et viens à la maison
         Ya du soleil et des mimipinson
         Métaphysique et viens à la maisons
         Ya du champagne et des cotillons
         Des romances à quat’sous
         Des tableaux de Van Gogh
         Des petits négrillons
         Viens à la maison!

         Cela se passait hier au soir
         dans un bordel tendu de bleu
         à ma gauche yavait Margot
         venue du pays des rideaux
         qui a le coeur comme une plaie
         et le sein comme un défilé
         on s’y glisse les yeux fermés
         aussitôt dit, aussitôt fait :

         Métamorphose et viens à la maison
         Ya que des grilles j’habite une prison
         Métamorphose et viens à la maison
         Je te chanterai la complainte
         Du condamné des hautes tours
         Et la ritournelle tristesse
         Qui se ferme comme des fesses
         Viens à la maison!

         Cela se passait hier au soir
         dans ce bordel tendu de bleu
         ces dames étaient fatiguées
         on m’a prié de m’en aller
         mais ce saltimbanque en livrée
         je n’suis pas près de l’oublier
         quand il m’a glissé ce couplet
         que mes oreilles ont avalé :

         Métempsycose et viens à la maison
         Je te montrerai tous les grand frissons        
         Métempsycose et viens à la maison
         je te jouerai la sérénade
         avec mes deux cents chiens savants
         mes clowns venus de toutes les Grèces
         et mes cris qui font des enfants
         Viens chez moi!



         Cela se passait hier au soir
         dans ce bordel tendu de bleu    
         on est venu me réveiller
         et c’était vous réalité
         avec vos cent chaussures d’ombre
         c’était un lit c’était un rêve
         rie n’avait changé dans la vie
         hormis cette chanson vieillie :
       
         Mets ta mémoire et viens à la maison
         Ya des oiseaux qui tricotent ton nom
         Mets ta guitare et viens à la maison
         Yaura toujours des girafes
         Qui pianotent avec le vent
         Des Don Quichotte poètes
         qui jouent à la trottinette
         Viens chez moi!  Viens chez moi! Viens chez moi!



Et il réagissait. Cela ne passait jamais le débarcadère de ses lèvres mais je sais qu’il réagissait. En son for intérieur il me disait tais-toi, je dois écrire, tu me gênes. Tais-toi un peu s’il te plaît.
Parfois je le regardais à la dérobée. Il était toujours en train de travailler sur son texte, d’y revenir en le raturant. J’avais l’impression que tout son corps ruminait ce qui tombait sous sa plume. En m’approchant je réussis à lire le titre qu’il y avait mis : le mât de misère.
J’étais sûr qu’un jour la rencontre aurait lieu. En attendant je chantais comme d’autres mendient. Mes chansons étaient autant de moignons exhibés.
Je n’avais pas appris à protéger mon chant contre cette fausse charité qu’ils manifestaient en applaudissant. Ce n’est pas ça que je voulais. Obscurément mais de toutes mes forces, je ne faisais que rêver violemment pour que mon rêve soit plus fort que le meurtre de mon rêve qu’ils portaient en eux. Me suis-je trompé sur leurs intentions? Je ne le crois pas.
J’ai longtemps rôdé autour de cette cale enfouie dans la terre. La nuit sécrétait des images de port, des silhouettes de grues, des odeurs de marée. Peut-être que si j’avais réellement connu un port en pierres en chaînes en varechs en cordages en docks, je ne serais pas là à l’inventer. Mais pourtant ce soir-là, je le vois maintenant avec une très grande netteté, c’était un port.
Et c’est là que que je l’ai rencontré sur le seul de cette taverne où je n’osais pas entrer. J’avais peur de ces îles mornes et bruyantes, ce cette clientèle échouée là pour troquer alcool et nourritures contre des pièces de monnaie.


E :    Entrant en rade par le quai, je m’acheminais vers les puissantes mâchoires des premières maisons en bordure de mer. Le vent dompteur rengorgeait les souffles dans les poitrines d’où ces derniers tentaient diverses sorties aussitôt réduites à néant par les rafales cycloniques.
La pluie attendait très haut perchée dans les nuages de s’effondrer sur les hommes expulsés d’eux-mêmes par la violences des éléments. Que mes propres passions aillent se défaire au-dehors !
Je ne tiens pas tous mes chiens en laisse dans la parole dénouée. Certains vont se terrer dans des endroits impossibles où j’accède parfois par un petit ponton capricieux enfoncé dans le vide comme une ancre réelle.
J’entre et de mes cales parfumées je me débarque marchandise. J’apprends à vendre mon état. Une pointe de couchant dans le coin de la côte signale la dissolution.
Le monde m’accapare dans ses oscillations. Le monde!
Revoilà le chien d’infidèle!
Il y a un dieu qui m’aide et un dieu qui me fout des bâtons dans les roues. Chacun a ses alliés. Comme chez les Grecs et les Romains. Je ne sais ni leurs noms ni les différentes figures qu’ils prennent chaque fois que leur désir change d’objet et que l’objet c’est moi.
   
Et je ne peux même pas leur poser la question. La question?     C’est quoi la question?
La question est exilée.
Et quant à ceux autour de moi, ces humains qui parlent entre     eux en déversant des blocs de lave froide, je leur répondrai pas pour leur faire le plaisir de recouvrir la question.
Qu’importe que je leur réponde et que je les connaisse, je me suis déplacé vers eux pour qu’ils ne me menacent pas de leur présence inconsidérée. Car maintenant je suis installé dans le rythme du ressac, dans l’intimité du bavardage cosmique.


C :    Il faut entrer dans la taverne?


E :    C’est la chambre du voyageur où tous les objets familiers se répètent de ville en ville. On y dessine sur les tables de bois, de marbre, de formica les losanges précieux de la solitude torride. Le bout de mine qu’on y laisse n'est pas une trace suffisante pour enrayer l’exode des signes. Les ronds des verres de bière abandonnés ont plus à dire du ventre de l’homme attablé au paysage maltraité de lui-même.
Et les femmes ici n’ont pas permission d’errance. Comme une grève, ici avec ses crustacés rampants dans les enseignes,
         et ces bouteilles avec leur mer jetée dedans, tout le comptoir
         se met à pencher et le serveur devient ce grand navigateur
         qui connaît bien les côtes qu’il imbibe. Il en tire modérément
         salaire, pourboire et c’est vrai qu’il est impossible de croire         
         qu’il ait un lieu à lui, une chambre, une femme, une autre vie.


C :    S’il est une autre vie possible qui doive commencer ici,             
         j’aimerais qu’elle soit annoncée par un page et que sur la table
         à la place du cendrier, il y naisse soudain un vase de lys.



        
Alors arriverai
         par la fenêtre noire de Matisse
         regard noir arrivant.
         Par le négrier de la quête
         oscillerai.
         Débarquerai nautique
         à la port des eaux.
         Aborderai de plain oeil
         nautonier.
         Ouvrirai une passe.
         Peut-être accosterai
         aux îles sonores.
         Caboterai de phrases en récifs
         le corps voilé.
         Felouquerai la langue.
         Recruterai un équipage.



E :    Nom?

   Lieu de naissance?

   Âge?

   Domicile?

               au suivant!

   Nom?

   Lieu de naissance?

   Âge?

   Domicile?

                   au suivant!
   Nom…………


C :     Mon nom ne vous dira rien. Il est comme un panneau à l’entrée d’un village sur lequel sont inscrites de grandes lettres noires sur fond blanc. mais il n’en est que la moitié, que son recto, car à la sortie du village vous trouverez un autre panneau, le même, mais cette fois barré d’un trait rouge. Le voilà mon nom.


E :    Lieu de naissance?


C :    Entre les deux panneaux, le village est pareil à un immense sac éventré ou à un bateau échoué. Entre les deux. A Aigueperse. C’est là qu’eut lieu la première traversée. Entre les deux panneaux.


E :    Âge?


C :    Chaque année des maisons s’ajoutent agrandissant l’écart entre le panneau d’entrée et le panneau de sortie.


E :    Domicile?


C :    Dans cet écart débute l’immensité de l’océan.
         On ne sait pas trop qui randonne.
         Un petit point silencieux.
         Un éclat détaché du monde qui s’effrite.
         Une ligne musicale de la fresque.


 

         Alors arriverai
         par la fenêtre noire de Matisse
         regard noir arrivant.
         Par le négrier de la quête
         oscillerai.
         Débarquerai nautique
         à la port des eaux.
         Aborderai de plain oeil
         nautonier.
         Ouvrirai une passe.
         Peut-être accosterai
         aux îles sonores.
         Caboterai de phrases en récifs
         le corps voilé.
         Felouquerai la langue.
         Recruterai un équipage.


 

( Le chanteur sort et rentre portant une planche sur laquante est écrite la phrase :

ILS PORTENT DES MARCHANDISES A VENDRE

L’écrivain vient l’aider. Ensemble ils font tourner laplanche. Sur l’autre face il est écrit :

ILS PARTENT A L’AUTRE BOUT DU MONDE

Puis le chanteur escamote MONDE

ensuite BOUT

ensuite TRE

L’écrivain dévoile alors la lettre E (dite lettre denavigation)


ILS PARTENT A L’EAU

L’écrivain escamote A L’EAU
puis TENT
puis PAR
puis le S d’ILS
à la place duquel apparaît le E

qui donne à lire    ILE

Ils pivotent une nouvelle fois

On peut lire sur la nouvelle face

PARTIE    PIRATE

 


C :    Dans le cendrier de la nuit
         où chaque chose éteint sa forme
         on voit le regard navigant
         devant les écoutilles closes.

         On voit s’éveiller un bateau
         qui glisse le long de nos cuisses.
         Avec lui glisse la voie d’eau
         de  l’amour et de ses épices.

         Posé rosé dans le feuillage
         le jour invente les voiliers
         les cordages les oliviers
         et cette vague d’y durer.


 



L’ÉCONOMIE DU VOYAGE
 



E :    Sur le quai il regarde les objets s’en aller. Les siens.
         La tempête pénètre la chambre. Les siens.
         Ceux qu’il a façonnés, parts voyageuses de sa chair,
         une des parts.

         L’exil ici est à celui qui reste.
 
         Il a dans les mains des pièces de monnaie. Est-ce que ça vaut
         vraiment le drap qu’il a tissé et ce qu’il a de lui tissé au drap?
         Il ne sait pas. Il est plusieurs. Ce qui se loge dans ces draps est une cale immense.
   


Sur le bateau il oeuvre à faire traverser la marchandise. Il broutera aux vents le temps. On le paiera moins cher.
Quand il touchera son salaire il sait que quelque chose manque. Et dans la beuverie du port ou sur le lit d’un bordel, cela lui reviendra qu’il ne fut pas payé pour le temps brûlé  dans l’attente.

Et encore au comptoir, au bout du compte, immobile
intermédiaire, il achètera à bas prix la part secrète de l’immobilité. Et en comptant les bénéfices il trouvera un trou qu’aucun registre ne retient, qui passe les mailles des chiffres arabes et ce sera par la fenêtre l’invisible forme bateau dans l’absence océane des rues.

C :    
La bouée
         et le trou dans la bouée
         échouée sur la plage sablée des lèvres.
         Façon de voir le monde arriver
         le monde s’éloigner.
         Dans ses oiseaux collés
         la nuit patiente.
         Dans la forêt
         le coquillage échevelé
         d’où Vénus est venue peut-être.
         Et le bateau arrivant
         laisse l’écume blanche
         laisse là doucement sur le cahier
         et ne dit rien de plus que cette arrivée lente
         et l’équipage est en vue de l’équipage.


         Un bateau part et attend qu’on le nomme.
         Dès qu’il sera nommé il sera navigant.


 


Le chanteur amène le panneau TAVERNE à l’écrivain. Il bouge les lettres
ENTRAVE
Le chanteur rectifie avec REVANTE.

L’écrivain cherche en composant  VENT                      

VENTRE et arrive à AVENTRE
       
Le chanteur sort alors de sa poche la lettre U

Le bateau se nommera  AVENT U RE




L’écrivain ouvre le JOURNAL DE BORD :

1ère journée
   


Mer calme. Vent faible à modéré. Tout baigne. J’ai embarqué un chanteur qui pour l’instant ne me sert à rien. C’est à coup sûr un tour du destin. On ne choisit pas toujours avec qui on coule. Tant qu’il me rend servie et ne m’importune pas avec ses questions inconsidérées, aucune raison de le jeter.



E :     Et c’est alors que je le vis sortant des quatre lignes
         manquantes du journal Et c’est alors que je le vis
         en vigie le plus haut de l’homme Il est dedans la voile
         du rideau et chaque fois qu’il se déchire pour laisser
         arriver quelqu’un, corps au débarcadère, on est toujours
         sur le quai de bois et vous, bateaux assis, vous entendez venir à vous,

         vous contenez tous les voyages de vos âges, en face du miroir.
         Dans cet écart débute l’immensité de l’océan. On ne sait pas trop qui randonne,            un petit point silencieux, un corps détaché du monde qui s’ilote. Une lige                     musicale de la fresque.
         En vigie le plus haut de l’homme aborde et chaque phrase est

         donc la première ile          ou côte
                                                     ou bande de terre
         port déjà fait.
         Et ce qu’il hèle en lui de l’équipage occupé à la
         manœuvre ce sont comme les battements innombrables des cœurs.
         L’homme du mât ne s’attend pas à la peuplade des semblables. Il est lui-même          continent découvert qui donne
         offrande de ses lieux.
         De la voile tant dépliée des yeux, lézardée où les mots s’engouffrent, il est         

         l’arrivant répété. Accueillez-le, il est en vue
         du non connu, terre vierge de l’heure à venir. Là est tout son
         accès de conquête et d’avance. Il dira que cela suffit d’avoir

         raccourci les espaces entre l’homme et la femme. Il dira mais
         d’en-haut et dans la ale faite pour être emplie comme un
         ventre les compagnons saborderont l’échafaudage premier.
         Et l’œil chargé d’objets trafiqueront de l’homme.


C :    
Ils sont sortis des tavernes avec les bandeaux de leur nom
         Marins ils étaient nombreux ils n’étaient pas légion.
         Ils sortaient de la crue devant les tavernes fermées
         La pluie qui venait les abriter c’était le sang des voiliers
         Y a un homme qui dort au bord de la porte
         Une parole étanche dans la cale du corps.

         Ils sont sortis avec les tatouages secrets que la chair écrit au soleil
         La rue traversée était pleine de signes vides,de bouts de corps entassés en

         ivrognes et en putains

         Le monde s’endort se tord dans sa mort
         Il n’y a plus d’accord quand le bateau est très loin
         dans sa quille.
         Visiteurs de l’angoisse ivoirine du port.
         Dans le ventre la lampe.

         Ils sont sortis d’eux-mêmes derrière les hameaux
         les processions les îles.
         Est-ce que vous croyez qu’ils cherchaient des miroirs
         avec leurs regards éclatés?
         Est-ce que vous croyez qu’ils cherchaient des reflets
         pour recoller les images d’eux-mêmes?
         Voyageurs d’une vie arrimée dans la chair
         écoutez-les ils chantent.

         Assis autour il y en a qui n’ont rien compris du tout
         ils reviendront dans leur taverne froide.
         La taverne est faite pour l’attente du bateau c’est tout rien d’autre,

         rien qu’une invention de veilleur.
         Ils montent des fruits, ils montent des corps
         au milieu des cales des rats et des cordages.
         Bateliers de la nuit à la proue du désir
         Regardez-les ils partent.



         Qu’est-ce que je fais homme du mât
         Indique-moi ce que je dois faire.


E :     Qui veut avancer dans ce monde
         ne doit pas savoir où aller.
         Il se doit de se rendre prêt
         à tout ce qui doit advenir.

         Être le quai et le bateau
         et les marchandises et les cordes
         et les pirates et les gréements
         les voilures et l’embarcadère.

         Le mât ensablé dans tes yeux
         de chanteur arrêté au creux
         des tavernes des chambres
         sans portulan ni cartes
         ni autres engins sophistiqués
         qui lui enseignent où est sa route.


C :    Qu’est-ce que tu veux que ça me foute.
         Je veux simplement savoir où je vais.


E :    Toi tu vas te faire timonier
         tu vas te mettre à la barre
         C’est moi qui vais te diriger
         pour ne pas te faire échouer.


C :    Est-ce que je mets la barre à droite?
         Est-ce que je mets la barre à gauche?
         Tout au milieu?


E :    Je t’indiquerai le cap mon vieux.
         Ne crains rien!
         C’est moi qui pilote.


 

(surgissent des voix vantant des produits
commerciaux, tant séduisantes et tant violentes
que l’écrivain doit attacher le chanteur comme Ulysse le fit avec ses compagnons pour ne pas céder au chant des sirènes. Puis il se met en colère.)


 


E :    Le petit Pan est mort et le Grand est très fatigué. Ou bien alors ‘est le contraire. Les porteurs de chant en ont ramené la nouvelle et les chanteurs du port, les officiels se sont bien gardés d’en parler pour ne pas perdre leur place sur la galère du Généralissime. Ils ont sorti leur pavillon de complaisance et continuent de trafiquer impunément avec les négriers de la langue et la complicité des sirènes.
Et nous, les ménagères de l’intérieur, où irons-nous faire notre marché. Nous voilà en train de vider nos filets sur le grand bateau arrêté de la scène. Dieu seul sait va savoir pourquoi.
   
         Le Grand Pan est mort. Et le petit est fatigué.
         Ou bien alors c’est le contraire.


E :    Au matin les ballots ne bougeaient plus, rivés aux algues des     lumières. On cherchait à souder le regard à quelque forme.
Dans l’étang asséché de la bouche : la dernière carpe crevée.
On voit un attroupement de couleurs et l’on ne comprend pas ce qui se passe. Ils portent de l’argent, ils sont là pour l’échange. Ils donnent, ils prennent la marchandise :
               
               Les verbes : le fenouil
               Le sujet : le poireau
               Le complément : l’orange
               Les mots crus : les cerises
               L’adjectif : la frisée
               L’épithète : le persil
               Les  phrases : les fraises
               Les adverbes : les asperges
               L’article : l’artichaut

   

   
Et c’est le lieu qui jongle avec les hommes en les lançant l’un     contre l’autre. Dans le comptoir de l’air ils voient les mots partir comme des bateaux retranchés de la mer.

Ils s’attendent au  pire dans l’épidémie du langage. Et les poètes sont maintenus en quarantaine dans leur langue.

               Les pronominaux : les pois chiches
               La conjonction : le lait
               L’interjection : l’olive
               La relative : la romaine
               L’indicatif : le salsifi
               L’imparfait : la carotte
               

Un peu plus loin on vient de débarquer. Au premier plan : tonneaux, barils, paquets. Les mots en sueur auréolent la surface. Bateliers en sueur débarquant aux tavernes des récits improbables. Et ces histoires restent entassées sur la quai.

Personne ne les enregistre. Elles sèchent dans l’air et se silencifient.

Et ce sont elles bien après qui assèchent nos lèvres /quais, quand, silencieux, nous nous regardons arrivant vers nous sur le pont du vaisseau de nuit. Car, malgré nous,

à notre insu, nous avons embarqués ces paquets de paroles.


C :    De quelle caravane viens-tu? Tu es l’unique batelier pour les     épices de ta vie.


               Batelier étendu aux
               quatre coins du monde
               quand tu nous viens rêvant
                

               La perdrix bleue du ciel
               piaillant dans les haubans
               les routes du Levant

               
               
               Batelier martelant
               les cadences du jour
               à traverser les mots
               pour dévoiler au bout
               ce qui se fait silence

               Et la foire déplie ses gens
               à tous les abords des marchands
               mais ton étal ce sont tes dents
               ta marchandise ton corps blanc
               Les enseignes de tes cheveux
               brillent dans un cheval nerveux
               qui tire tout seul
               qui tire tout seul
               une guitare

               Bateleur Batelier
               les deux disparus dorment
               dans un port retiré de la ville marchande

               Bateleur Batelier
               d’écluse en foire vous alliez
               et les tréteaux de l’un
               n’étaient que le chalut de l’autre
               mât de cocagne et de voilier
               arbre marin plantant racines en terre
               car dès que l’on eut mis des verres aux hublots
               et dès que les commerces furent vitrinés
               vous les deux transparents
               on vous a détroussés
               on vous a exilés de cette transparence
               et on a exilé une chance de plus
               d’être de la parole et du voyage
           

 

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