la
diagonale
D'ESPALION à LAVAUR
Le livre « La diagonale d’Espalion à Lavaur » est paru en 1994 aux éditions de l’Ether Vague du regretté Patrice Thierry. Par la suite les éditions Verdier ont pris en charge la diffusion.
Le livre a dû être épuisé puisque dans le cadre de la réédition des « livres introuvables » les éditions FeniXX l’ont récemment réédité en e-book. Il est possible de l’acheter ICI
Il est aussi possible d’y trouver « Le chanteur et son commerce » publié aux éditions Le Lézard en 1991.
Et aussi « Eclats de VOA » publié aux éditions Accord disponible ICI.
Mode d’emploi de cette lecture :
Les liens en bleu vous conduiront vers :
des textes courts, de simples couvertures de livres, des recueils, des Histoires chantées, des vidéos sur You tube, de simples chansons, des renvois vers des catégories en construction (ateliers d’écriture, autres récits).
J’espère que ces « embranchements » à mes yeux nécessaires et cohérents avec la thématique du récit ne viennent pas trop bousculer le fil de votre lecture et que vous saurez trouver le rythme qui vous conviendra.
Elle est assise, place du Puits à Espalion, sur une chaise empaillée au bas des marches de l’escalier de sa maison. Elle tient sur ses genoux, la robe protégée par un chiffon de toile rêche, une poule qu’elle est en train de plumer avec des gestes secs et précis. Elle apparaît ainsi auréolée d’un voletis de duvet léger, formant presque une bulle de scaphandre l’isolant du reste de la place.
Cette image convient bien à ce qui va se passer dans ces récits du Pays Jonglé. de petites reliques éparpillées dans les coffrets de la mémoire.
Une autre fois à Huesca, devant un tableau de Pierre Soulages, je crois lire dans la forme de couleur brun brou de noix un élément du paysage que je viens de traverser : une route, enbalconnée sur la rivière, perce un rocher. Le jambage du rocher et l’oeil de la route dessinent la lettre A majuscule parfaitement identifiable. Cette relation entre le paysage et la lettre est une vieille histoire. Elle était même un passage obligé lorsqu’en venant de Toulouse je devais traverser Gaillac.
A l’entrée de cette ville, à hauteur d’un feu, il y avait un petit fenestrou et son volet, à l’intérieur duquel un A rouge prenait la totalité de la surface (lettres pareilles à celles que l’on voyait sur les affiches de cirque). Selon les jours le volet était ouvert ou fermé. De manière énigmatique j’avais le sentiment que le volet ouvert était un signe d’accueil et le volet fermé un signe de rejet. Plus tard un panneau publicitaire est venu masquer le volet. Le panneau à son tour a disparu. Le volet a réapparu mais ne s’est jamais plus ouvert.
Ce même volet, je l’ai retrouvé longtemps après à Bologne. Sous une arcade. Tout seul fiché dans le mur. J’étais en compagnie du peintre Jacques Brianti.
A hauteur d’homme il fut facile à ouvrir. Je ressentis alors une impression violente en découvrant un canal bordé de maisons. Comme si une autre ville dans la ville avait été préservée en secret.
Je ne fis le rapprochement que plus tard comme ce ne fut que plus tard que j’appris que dans le trésor de Conques se trouvait un reliquaire dit le A de Charlemagne. Une pièce très belle : « Âme de bois revêtu d’argent doré, initiales et gemmes en cabochons, filigranes, cristal de roche, plaques cintrées décorées d’anges thuriféraires ».
On le date du XIème siècle. On le dit d’exécution siculo-mauresque ou mudéjar. C’est-à-dire d’exécution musulmane en Espagne chrétienne reconquise. Le livre dit aussi :
« L’identification du A avec une des lettres de l’alphabet monumental d’orfèvrerie qu’aurait offerte Charlemagne à diverses abbayes royales, est aujourd’hui reléguée dans le domaine de la légende. La supposition qu’à l’époque romane, on aurait confectionné la lettre en même temps que la légende, pour les renforcer l’une par l’autre ne nous paraît pas beaucoup plus plausible. »
Assis à ma table, plumant l’ancien manuscrit pour le rendre mangeable, présidant aux fonctions sacrées de métamorphoser une bête morte en un plat savoureux qui apaiserait l’archaïque faim d’écrire, je me dis que tous ces récits ne sont que des tentatives d’entrer au cœur du pays grâce à cette lettre engluée dans le paysage et la légende. Peu de chose en vérité, peu de chose pour honorer (et tenir à distance) l’enfant regardant le monde derrière la porte entrebâillée de la maison.
En moi se lève ce vers : Je vis ma vie en orbes grandissants. Depuis longtemps je n’ai jamais été aussi bien, réceptacle attentif à tous les sédiments du monde s’entassant. Chaque voyage en car et mieux encore le matin, me plonge dans un état contemplatif serein que j’ai toujours accueilli avec la même jubilation depuis les lointains trajets d’enfance jusqu’aux excursions en Provence avec les routiers de l’Ecole Militaire Préparatoire d’Aix en Provence. Je retrouve intacte l’excitation des préparatifs, les mille fois envies de faire pipi sans résultat, l’odeur un peu écœurante du cuir et, venant soudain les télescoper, la croyance qu’un petit sac en cuir contenant du persil attaché autour du cou remédierait au mal du voyage. Reste aussi gravé dans la peau le froid des barres métalliques encadrant les fauteuils.
A nouveau l’expédition peut alors commencer dans la puanteur des gaz d’échappement, la vibration des vitres et de la coque. Tout débute avec la montée vers Calmont, l’embranchement des « quatre routes » puis les tournants sévères de la route – aujourd’hui abandonnée – vers Bozouls et le causse Comtal.
Terminus Rodez. En tout trente kilomètres. De loin déjà la cathédrale s’élance au-dessus de son troupeau de toits. Ensuite nous la perdons de vue en grimpant le faubourg et la rue Béteille avant de la recevoir en plain-oeil devant sa place d’Armes.
De grands arbres se dressent au milieu de la place, ainsi qu’un monument aux morts. Un ange affublé d’ailes. En fait une femme victoire casquée aux seins nus que l’on poussera plus bas dans un square quand la place sera refaite. Nous descendons du car un peu sonnés, comme d’un vaisseau spatial. Nous, c’est-à-dire ma mère, ma sœur et moi. Par des rues dont j’ignore toujours le nom, nous nous dirigeons vers le bâtiment de la sécurité sociale, but ou prétexte à ce court voyage. Avec l’argent remboursé nous nous engouffrons dans le Prisunic pour acheter des petites choses : pull-overs, savonnettes. Une fascination très grande causée certainement par la « débauche » de néons et l’immensité du lieu – en comparaison avec les épiceries d’Espalion si petites, où l’on peut à peine bouger et où l’on connaît tout le monde – imprégnera durablement le souvenir jusqu’à s’effondrer plus tard quand une ville bien plus grande aura rangé cette supérette de rêve aux rayons des petites épiceries tristes.
De cette époque-là – fin des années cinquante début des années soixante – j’ai gardé à vif l’intuition d’habiter dans une marche du monde et en retard. Contagion des photos aux bords dentés, des habits sans couleurs, des maisons sans confort.
A midi nous déjeunons à l’Hôtel de la Poste. Le rituel fait commander immanquablement en entrée une bouchée à la reine ou un vol-au-vent financière (le mot nourrissant autant que le plat, je ne pus jamais retenir ce qui les différencie. Comme je reste au fond persuadé que ces entrées ne peuvent être servies qu’ici.) Je range dare-dare tout cela dans le garde-manger du pays d’enfance aux côtés des aligots, pétites, tripous, farçous, falette, pascades, fouaces et pompes à huile.
En laissant ces traces de langue remonter de si loin, ces jalons d’enfance s’organiser en un lexique de bouche, les vers de Rilke : Je vis ma vie en orbes grandissants. Qui tournoient au-dessus des choses, cheminent lentement vers mes lèvres, poussés par la pression heureuse du souvenir. En même temps, de manière curieuse, se réveille l’étrange geste obsessionnel forgé dans ces premiers trajets en car. Sur la roue avant droite, j’imagine qu’une faux est fixée, abattant les arbres en bord de route.
J’associe vaguement cette faux aux rostres flanqués dans les roues de chars, lors de la fameuse course où triomphe Ben-Hur.
J’abandonne très vite cette fantaisie pour une variante plus subtile. Avec l’index de ma main droite ou gauche selon le côté où je me trouve, j’effectue un petit moulinet de mon doigt qui n’abat plus les arbres mais les évite. J’enfonce le doigt dans l’intervalle séparant les arbres ou les balises quand il n’y a plus d’arbres, installant ainsi un rythme qui dépend de la reconduction exacte des écarts et d’une certaine régularité de la vitesse.
Je ne peux m’empêcher d’y mêler des pratiques magiques. Par exemple, je décide d’un chiffre pair ou impair quant au nombre d’écarts entre deux bornes kilométriques.
A partir du résultat j’échafaude une série de vœux qui, obligatoirement, devront être exaucés. Je tente une écriture sans lettres, faisant du paysage une partition tactile en braille, dont j’apprends le mode d’emploi en tâtonnant.
Mais pour le moment j’attends, assis dans la gare routière sur une banquette grise, que le chauffeur finisse d’entasser dans les soutes aux ferrures chromées et luisantes, disposées sur les flancs du car, des valises et des sacs. On croirait à un très ancien butin engrangé au cours d’incursions barbaresques, s’étalant là sous la lumière voûtée des lampes électriques. A l’écart, dans l’ogive de l’ombre, un homme immobile se tient accroupi contre une poutre métallique, le regard dirigé fixement vers les objets que range le chauffeur.
Mais ce qu’il fixe si obstinément ne semble pas le rejoindre. Son visage sculpté dans une chair pierreuse et usée, échappé un instant d’un bas-relief, se tourne alors vers moi. Je me sens soudain à découvert, sans intériorité aucune et comme ouvert en deux.
Par cette brèche, le peu de présence au monde qui me reste se défait. Plus rien ne tient face à ce regard d’aveugle. Car l’homme a les yeux blancs, vides. A partir de là, comme défroissé par ce regard, quelque chose d’insaisissable emplit tout le hangar en proie aux mouvements saccadés des passagers, des contrôleurs, des employés. Une lumière extrêmement douce inonde le lieu. A leur insu, comme dans un champ magnétique balayé de rayons, tous ces gens à la neutre présence pénètrent dans un espace où les bagages que le conducteur enfourne dans les soutes, autant qu’eux-mêmes, laissent sur le sol en ciment leur double ombré, comme un réseau de haute et basse lice, un autre monde dans le monde, tramé si serré que rien ne le trahit.
Je n’arrive jamais à réellement nommer ce qui me trouble. Ce que je ressens ne parvient aux lèvres que transmué en images filantes : blocs d’ocre s’effritant en poussières multicolores. La parole n’est plus qu’un glissement permanent à la recherche de ce qui la fonde. Une randonnée (sans cesse ratée) tourbillonnant autour d’un centre vide.
Dans le hangar il s’est passé ceci : à un moment un verrou saute. Quelque chose retenu dans l’air se débonde, apparaît à la surface du visible dans un rayonnement de couleurs à peine perceptible. Le monde alentour – objets, plantes, animaux, personnes – laissent passer d’autres lignes, d’autres tracés que ceux dans lesquels ces formes sont enfermées.
A un moment précis, quelque chose déborde, que nous ignorons.
Plus tard cela prendra fugitivement figure. Plus précisément dans la Cathédrale sainte Cécile d’Albi. Entre les deux merveilleux piliers représentant le Jugement Dernier manque l’élément central du triptyque. Un peintre local a récemment tenté une reconstitution du fragment disparu. Une photo a même été réalisée. On y voit le Christ en Majesté assis sur un arc-en-ciel ou des défenses d’éléphant. Un archange au-devant porte le fléau d’une balance s’inscrivant en diagonale entre l’Enfer et le Paradis. La photo donne à la restitution une authenticité falsifiée. Il n’y a plus rien à rêver. La photo a scellé le puits d’images. Alors j’annule mentalement cette photo. J’érige à nouveau le trou entre les immenses arbres/piliers comme seule image possible.
Cela me remet d’un coup au coeur que lorsque j’ai fouillé dans le coffret en bois de la maison d’enfance où se rangent les papiers de famille, je n’ai trouvé en plus des photos muettes, comme trouées en leur centre puisque ma mère n’est plus là pour les parler, que des feuilles de paie, reçus de loyer, feuilles de sécurité sociale, de pension civile. Quelques cartes postales convenues. Toute trace affective tangible avait disparu. Une grande angoisse me saisit encore aujourd’hui devant une violence irréparable, un pillage, un sac de mémoire.
(Ce rapt, cette confiscation d’identité, je l’associe par jeu d’abord au vol des reliques de sainte Foy* à Agen par les moines de Conques. Ce coffret en bois est devenu reliquaire vide, agrandi à la conque errante du car)
* Histoire de Sainte Foy. L.Servières. Editions Dadon Conques.
Le livre nomme très poétiquement cette action de commando : translation furtive.
Pour emplir ce reliquaire je n’ai pour l’instant qu’un cartable troué qui ne me quitte jamais. A l’intérieur un manuscrit au titre brouillé par l’eau : « Le Pays Jonglé ». Aussi pesant qu’une dépouille.
Ce poids me dit que quelque chose manque dans ce récit, qui le rendrait comestible. Tout ce qui a trait à la chair, à la vie, à la force du sang. J’ignore ce qu’il veut dire. Simplement je sais qu’il ne cesse de dire comme cette radio dans le car qui ne cesse de diffuser des flots de paroles muettes pour le cœur. J’en subis la dictée comme tant d’autres car d’une certaine manière c’est lui, ce récit, qui m’a forcé à entreprendre ce voyage pour aller confronter au pays véritable cette sorte de fable suspendue dans le temps. Il me demande de l’enraciner dans un réel de personnages qui soient crédibles. Pas de statues figées. A cause de cela je me suis retenu de le détruire (et non pour ses qualités littéraires qui par bien des côtés laissent à désirer) mais aussi parce qu’en le déchirant j’aurais eu le sentiment de déchirer l’ancien pacte d’écriture que l’enfant a conclu avec sa vie. Mais je sens bien qu’il ne va pas parler ainsi. Non il va – et pour combien de temps encore ? – me laisser dans l’impasse à chercher des issues dans la vieille langue.
Du hangar comme d’un antre, jaillit l’autocar. Avec un rugissement de monstre préhistorique libéré d’un musée de Sciences Naturelles. Au milieu de femmes dépoitraillées, à l’étalage, arpentant les trottoirs, marchandes et marchandises dans les mêmes robes, remontées très haut sur les fesses, pour mieux appâter le chaland, l’autocar suit son élan, majestueux, devenu curieusement silencieux, car naval prisonnier des coudes et des angles des rues. L’étroitesse de ces dernières oblige le chauffeur à une manœuvre délicate que tous les hommes-là, attendant qu’une des désirées se défasse du client en train pour aller s’embouquer dans la passe, observent comme de vieux marins lorsque la marée redescend avec les bateaux. L’attente fugitivement s’offre océane.
Le brusque passage de la pénombre du hangar à la lumière du jour fait cligner les yeux des quelques passagers disséminés sur les banquettes du fond et les fauteuils latéraux. Des stalles, des stalles vides et errantes. Dans des chambres flottantes. Le conducteur monte le son de la radio. Des torrents de musique criarde, entrecoupés de publicités agressives assénées par des voix vulgaires, faussement enjouées, nous encerclent. La « radio des sudistes ». Un jingle rappelle toutes les trente secondes le nom de la station radio, au cas où on l’aurait oublié. Puis une femme annonce entre Conforama et la semaine Citroën que sous peu on jouera au trésor du grand sud.
Je me retourne pour constater qu’il y a très peu de voyageurs. Un jeune maghrébin plongé dans la lecture de l’Equipe. Un homme d’une cinquantaine d’années que j’ai déjà remarqué quand il est monté dans le car, portant un rouleau de fil de fer autour du bras comme un grand O. (Chacun promène la lettre qu’il s’est approprié pour entrer dans le pays, pensai-je alors). Plus au fond un petit garçon serre dans ses bras un magnifique bouquet de lys qu’il appuie à peine contre l’accoudoir pour ne pas l’abîmer. Ce bouquet s’élance contre l’épaule d’une jeune femme très belle au visage fermé d’icône. Tous sont posés dans le voyage avec la calme assurance de ceux qui savent où ils vont. Et moi qui n’y trouve aucun sens, j’essaie de repousser la montée de ce sentiment d’étrangeté familier surgissant toujours quand l’énergie me quitte.
Pour tenir cette étrangeté à distance je me dis ceci : je voyagerais avec mes doubles ombrés, garçon, jeune homme, jeune femme, chauffeur de trente ans, homme de cinquante ans. J’enrôlerais tout ce beau monde dans l’excursion secrète à l’intérieur des âges (ne dit-on pas plutôt incursion?). Enfin des personnages en chair et en os qui n’auraient qu’à se laisser glisser dans ce pèlerinage païen vers les reliquaires du cœur. Je les ferais parler entre eux, nouer des intrigues, confronter leur expérience, mourir, renaître. Mais je ne sais pas pourquoi, au lieu de cela j’entends à mon intention des reproches, des hurlements, des accusations. J’entends le tribunal intérieur prononcer la sentence : « Le passé est encore à venir »*
* Le livre du pèlerinage Rainer Maria Rilke
En essuyant la légère buée sur la vitre, je dessine une carte transparente au travers de laquelle défilent les maisons basses du faubourg. Temps grisâtre, incertain. Temps de Toussaint où l’on sent bien que les morts errent dans le vent et la pluie.
Temps d’intemporalité plus que d’éternité, enclave surgie au milieu des choses mortelles. Repos. Répit.
Je reprends par jeu les petits moulinets du doigt. Je m’en lasse aussi vite. Je regarde distraitement les nouvelles constructions sur Jolimont après avoir franchi le petit col au milieu des immeubles inscrivant une poterne moderne, sans arche pour les relier, une porte au péage invu mais réel puisqu’il nous a bien fallu payer un droit pour en sortir de cette ville. J’ouvre le manuscrit et je tombe sur ce passage :
La caravane conque errante se déployait avec le fleuve dans son dos. Elle longeait la sente qui mène aux carrières d’ocres, épuisée, assoiffée, tendue de craindre les pillards. Inquiets pour ce qu’ils transportaient vers la foire lointaine du pays lombard, les marchands et leurs quelques gardes n’avaient qu’une hâte: joindre cité avant la nuit, d’où s’écarterait le danger constellé d’étoiles.
Ce car dans lequel nous roulons, à la coque d’un bleu pastel, n’a pas gardé de traces de ses ancêtres caravaniers. Nous vaquons à nos courses de nomade dans le petit lieu. Ce paysage de coteaux aperçu de notre route longeant la ligne de crêtes, tout engourdi de brume à peine décollée du sol, marque les confins du Lauragais. Une Ombrie Occitane. Portés par les collines nous avançons sur le dos d’un mulet. Ici la terre se fait épaule pliée, tôle ondulée. Il reste dans ce mouvement une violence très grande, plus impressionnante dans sa proximité que les grands plissements montagneux. Nous sommes aux premières loges devant ces mottes immenses.
Les arbres sur les crêtes, enfoncés dans les brouillards inventent, au hasard des trouées de luminosité, des formes exhumées des routes du pays de cocagne : pèlerins, vaguants, parfaits cathares, cardinaux en partance pour le concile de Lavaur. Elles surgissent dans mon récit en intailles provoquant des boursouflures et des crevasses. Elles semblent suivre des raccourcis, des sentiers en friche, des routes à côté d’autres routes. Ce sont des saignées d’anciens temps, des formes non vues logées dans le paysage, comme les objets qu’il faut découvrir cachés dans les nuages ou les frondaisons, dans ces dessins que l’on trouvait dans les vieux magazines pour enfants.
Nous nous serions tous échappés d’un chapiteau roman (ou d’une photo). Nous aurions glissé au bas du mât de pierre pour parcourir le monde. Et sagement nous rentrerions par le dernier car nous remettre à la place qu’on nous aurait laissée. Si tant est qu’on nous en ait laissé une.
Au détour du chemin, juste après le « cimetière des petites filles modèles » de la Comtesse de Ségur, alors qu’immergé dans l’univers du conte, je me sens protégé par lui, je n’aurais pas été surpris de voir débouler d’autres personnages de fantaisie. Mais je ne ramène dans mes filets qu’un modeste convoi funéraire, aux gens indistinctement vêtus de noir, n’ayant gardé de l’univers du conte que la figure rougeaude qu’on prête aux paysans.
Qui enterrent-ils? En ont-ils fini avec le deuil du pays de cocagne? Curieux d’imaginer que ce pays a réellement été le pays de cocagne, grâce à ces coques de pastel broyées pour donner la belle couleur bleue. Il en a tiré richesse, a décliné, pour finir dans cette expression quelque peu archaïque mais toujours porteuse d’inaccessible. Puis mes doubles ombrés s’évaporent dans les collines. Je lis alors ceci dans le manuscrit :
Ses chausses se couvrirent de mauve, d’orange, de violet amalgamés par la rosée et tous les grains de roche en s’effritant découvraient d’autres poussières colorées plus instables encore, s’agglutinant aux mains, aux épaules, pénétrant son œil de filaments se dénouant, se renouant dans une danse minérale. Son corps s’emplissait des grains de sa propre chair, chamarré des perles du lieu, mosaïque rivée en son centre par un lévrier portant autour du cou un ruban vert.
Nous arrivons à la limite entre la Haute-Garonne et le Tarn. Le paysage s’étale alors plus largement. Il est curieux de constater que fréquemment les passages entre les départements sont annoncés par un changement du paysage. La plupart du temps, cela est imperceptible et nous n’y faisons guère plus attention qu’aux variations du vent, de cet Autan soudain réveillé, balayant sans trouver de résistance ces collines déroulant leurs soufflets verts. La radio annonce à nouveau que le jeu du Trésor du Grand Sud va bientôt commencer.
Je contemple mon butin : un reliquaire vide, le vol du corps de Sainte-Foy, le manuscrit du Pays Jonglé, un ensemble noué comme une pelote de laine, torsadé, comme un feuillage de chapiteau.
Le car se range en bordure de l’entrée du château de Poudéous. Dans le sous-bois séparant la route du château, un homme marche dans notre direction. Des chiens courent devant lui. L’un d’eux s’immobilise derrière la barrière et aboie violemment à l’encontre de la jeune femme que je vois soudain pâlir. Les aboiements redoublent de plus belle. Le visage de la femme se profile dans l’arrondi de la vitre, auréolé par le gris du jour. Sa pâleur ajoute une touche d’irréalité à la situation. Le chien ne paraît s’adresser qu’à elle dans une Annonciation si violente qu’il joue, en négatif, le rôle de l’Ange messager dans les tableaux florentins. (La ligne phrase serpentine déroulée entre la Vierge Marie et l’Ange s’est ici faite bande sonore).
Je pense à d’autres chiens, des lévriers courant sur les remparts en mauvais état du château de Grézels (Lot). Une meute inquiétante. Ici cette présence animale ouvre dans l’espace une instabilité préparant un danger dont la cotte de mailles du car ne saurait nous protéger.
Une autre fois, en montant en voiture sur l’Aubrac par Entraygues, une vieille femme sera assise sur un muret au bord de la route. Sur le plateau la vue s’étend loin et je verrai d’abord cette tache noire sur les pierres grises se lever, traverser sans regarder comme attendant mon passage pour en finir.
J’aurai tellement bien anticipé que même en ayant considérablement baissé ma vitesse je serai obligé de freiner pile. Plus loin au beau milieu de la route, un oiseau picorera sans bouger. Il passera sous la voiture. Dans le rétroviseur je le verrai continuer à picorer comme si de rien n’était. Un signe chassera l’autre, l’annulera, essuyant l’ardoise.
Pourquoi donc associer à tout ce qui me traverse cette translation furtive de la dépouille de Sainte Foy? Ce travail a lieu dans un arrière pays du corps. Il construit un pont de liane sur les précipices muets. Il joue le rôle du doigt trouant l’intervalle entre les arbres. Une fleur abouchée au vide. Une fleur du vide. Voilà Sainte Foy ce que tu es pour moi.
Et pourtant la croyance a pris. Toutes ces histoires de saints et saintes martyrs exhalent selon les jours l’innocence d’un conte ou la falsification de l’histoire. On hésite par exemple à Espalion entre Sarrasins et Anglais quant aux auteurs du martyre d’Hilarian. Et même si ce ne sont plus que des histoires auxquelles plus personne ne croit vraiment, elles ont laissé des traces dans l’imaginaire, une rainure dans laquelle coulisse la fenêtre sur le monde.
Dans cette rainure s’est glissé le manuscrit du Pays Jonglé. Il a pris un mauvais chemin pour aller à l’œil du lecteur. Il s’est enfermé dans son opacité, s’est asséché. Restent ces grains de sel, cette poussière blanche. Toujours ce concassage puis ce poudroiement. Mais cet effritement n’est pas naturel, il y a toujours présente, même silencieuse, une violence réelle qu’exerce ce vice de fabrication dans la machine à images.
Attribuer ce qui se lève en moi à cette contamination de tous les sens par le mensonge premier est certainement exagéré, mais cette exagération provient aussi de ce creuset. Même la langue n’est pas ressortie indemne de ces premiers désirs par lesquels elle fut enrôlée dans un pacte d’écriture avec le monde. A l’époque l’écriture belle c’est: Romain Alpuech de Jean Gazave, Lettre à mes neveux d’Henri Affre, des poèmes de Henri Combes mais aussi les versions grecques et latines. Là se trouve la littérature. Pas ailleurs. Ce qui explique ce style maladroit, cette façon d’être loin de tout, mais aussi cet entêtement à creuser sans cesse dans ce maigre lopin de terre.
Je comprends alors avec un grande clarté que cet enfant-là réclame son livre, celui qu’il a rêvé au moment du pacte. Ce n’est pas vraiment un récit autobiographique mais une construction imaginaire décalée qui induit un sens à la souffrance des jours. (Il y aura plus tard d’autres incursions dans l’enfance pour d’autres récits jugés alors définitifs). Mais la méfiance que le rapport à la légende a inoculée dans la langue gagne du terrain partout. Un ennemi déguisé pénétrant de jour à l’intérieur de la ville fortifiée pour la nuit en ouvrir les portes et laisser entrer des phrases toutes faites, tartes surgelées de l’âme. Comme la fontaine pétrifiante de Saint Alyre à Clermont-Ferrand, le calcaire de la vieille croyance s’est agglutiné à la petite armature métallique donnant ainsi une chair de pierre sur le squelette de métal. Eléphant. Chiens. Personnages. En moi visages. Rires. Pleurs.
Mais tout cela ne va que le temps d’un battement de cils. Car le pays et son histoire ne se laissent entrevoir que le temps d’un battement de paupières. Tout le reste n’est qu’échappée infinie. De partout ce ne sont que des filets d’eau coulant au travers des formes, sans y déposer le moindre grain de calcaire, sans y inventer la moindre carrière d’ocres où nous pourrions au moins marcher dans la couleur.
C’est pourquoi rompre ce cercle s’impose. A tout prix, il faut trouver d’autres passages. Entamer cette carapace. Creuser des portes neuves. Puis les consolider, les fortifier. Et là, bien à l’abri dans cette rêverie, je peux m’interroger sur le pourquoi de ce voyage à Lavaur. Envie ancienne, persistante, sommeillant dans un coin de l’avenir. Promesse de révélation. Jubilation de la quête d’un sens, auréolé par la fenêtre du monde coulissant dans la rainure de la légende.
Il y a au moins deux raisons. La première se présentera par le plus grand des hasards lors d’une traversée rapide où je trouve quand même le temps de sacrifier à une visite. Je suis frappé par le côté surdimensionné de la ville, en comparaison avec son importance réelle aujourd’hui. Un très grand foirail ceinture le bourg, recouvert de magnifiques platanes. Un bel espace le prolonge en se dirigeant vers les jardins surplombant l’Agout, là où s’imbriquent avec élégance églises, monuments, places et autres bâtisses anciennes. Il se dégage de cette configuration architecturale une harmonie et une puissance sans tapage que la lumière du ciel ne fait que souligner. Cette ville a connu dans d’autres temps une période faste qui ne s’est pas complètement effacée.
J’ai l’intime conviction que là se situe un de ces passages que je cherche obstinément. Comme pour me répondre, tout en dédramatisant le mystère pour en faire une simple devinette, un Jacquemart sort de la tour du clocher de l’église Saint Alain et frappe onze coups. Je me sens donc autorisé à pénétrer dans le bourg par de petites ruelles, accueilli par chaque fenêtre, chaque porte mais par aucun être vivant.
Parce que le portail de l’église Saint Jacques s’intègre naturellement dans l’alignement des autres maisons, on le découvre par surprise. Sur une grande feuille placardée au mur droit de l’entrée, quelqu’un a écrit au feutre les évènements majeurs à retenir dans l’histoire de la cité avec dates et commentaires. Aujourd’hui je regrette de ne pas avoir été plus attentif, de n’avoir eu pour ce placard qu’une attention flottante. Je retiens l’existence d’un ordre de religieuses : les Minorettes. Mais rien bien sûr pour rappeler la ville cathare.
Cette ville porte la marque d’une histoire muette. A cause de cela peut-être, elle vit retirée dans l’aile d’un département modeste, à l’écart des grands axes. Mais c’est une tout autre histoire que celles que l’on peut trouver dans d’autres petites villes de Midi-Pyrénées : Montesquieu-Volvestre, Rieux Volvestre, Mirepoix, Lauzerte, Sauveterre de Rouergue et tant d’autres qui furent places fortes, bastides royales, évêchés, puis plus rien. Ici quelque chose résiste, refuse de s’accomoder du même regard.
C’est là qu’intervient la seconde explication. Elle se glisse lentement en moi, résurgence chaude et douce. Il y a eu déjà un autre voyage à Lavaur. Dans l’enfance. Un voyage scolaire. Un voyage en car. Je n’ai pas dix ans. Mais cela reste flou. Ne subsistent dans la mémoire que des empreintes pareilles à la bave laissée sur les feuilles de salade par les limaces. Rien que des ombres en travail. L’une d’elles opère ici.
Au milieu de ces ombres je distingue la forme d’une tour. La tour de Dame Guiraude. Cette présence supposée s’installe progressivement dans mon esprit et je revois au fond l’enclos de ce jardin en proue sur l’Agout. Et me voici dans ce jardin où Dame Guiraude fut jetée au fond d’un puits et lapidée par les gens de Simon de Monfort pour être restée fidèle à sa foi cathare. Dans cette tour (alors que rien ne me permet d’affirmer que la tour se situait à cet endroit sinon une intuition tenace) les chevaliers cathares fidèles à leur Dame furent pendus et brûlés.
Mais en même temps, une émotion mal définie, que je lie au premier voyage, envahit ma perception. Le sentiment pesant d’un lieu recouvert par quelque chose de lourd qui se serait violemment abattu pour en fermer les issues. L’ancien lieu symbolisé par Dame Guiraude, englouti sous les pierres au fond du puits reste toujours présent. Et le mur éboulé à la pointe du jardin public donnant à pic sur la rivière ne semble témoigner que de cela : la permanence de l’éboulement, la trace tenace de la lapidation.
En revenant sur le mail, face à une ancienne magnanerie devenue de nos jours un hôpital se dresse une étrange bâtisse qui se trouve être le Palais de Justice. Avec un escalier monumental posé comme une langue tombant de la gueule bénite d’un Léviathan stylisé. Comme sur un tympan roman, un pêcheur, juste après le jugement dernier, serait expédié par cette rampe vers le lieu qui lui sera réservé pour l’éternité, et y serait logé aussi adroitement qu’une boule de flipper dans un creuset de lettres. L’église la plus proche porte le joli nom de Saint Julien des Quilles.
Dans la parenthèse de l’attente, il n’y a rien d’autre à faire assis sur la banquette défoncée du café qu’à aménager un point de guet. Les voix sont fortes. Autant que celles de la radio dans le car. Il y a là des jeunes, filles et garçons. Leurs mots qui sonnent avec l’accent, ils les mâchonnent, les mouillent de salive nouvelle. Ils s’en servent comme des chewing-gums pour mâcher leur présence.
Il la tient haute sur ses genoux. La main glisse sur la hanche. Emboîtés l’un dans l’autre comme des jeunes chiots contre le ventre sans mamelles de la banquette ils ne se regardent déjà plus. Les bouts de cigarettes restent fumants bien qu’écrasés au fond des cendriers. Stuyvesant. Marlboro. Camel. Pas une seule brune. Et puis les rires violents sans début ni fin, hystériques. Les flippers claquent. Quelques bâtons de rouge sortent des sacs des filles. Une bascule s’opère à partir d’un signal indécelable auquel ils obéissent à leur insu. Une mécanique, aussi précise que celle gouvernant le Jacquemart, les a fait détaler du café. Ils partent comme des oiseaux.
Puis un déclic dans un recoin. Une lucarne s’ouvre haute : la télé. Des vieux campent au comptoir sur un seul coude. D’autres sont assis à des tables devant un verre de rouge comme ils doivent être assis chez eux. La cigarette roulée à la main pendant à la commissure des lèvres, ils lancent des phrases, ils ne parlent pas. D’autres jeunes reviennent. Mêmes attitudes amoureuses. Sauf qu’une jeune fille aux cheveux presque gris, à l’écart, semble s’être ôtée corps et âme du groupe. Dans cette ambiance lisse comme une pierre à litho, elle est soudain l’acide qui travaille en creux la rêverie.
Entre les jeunes et les anciens manquent les pères des premiers, les fils des seconds. Ce sont peut-être eux là-bas sur la photo accrochée au mur, sous le fanion du club local de football. Quelques coupes. Division d’honneur. Une date illisible. Vétérans, cadets. Premier rang accroupi. Second rang debout, bras croisés; attitude de défi. Coupe de poule A. L’âge d’or de la tribu. Images de guerriers Celtes, Volques, Tectosages ou Ruthènes, resurgis au fond du café.
Plus loin derrière : les femmes.
Derrière les rideaux, les voiles, les langes, les robes. Derrière le tissu découpé en losange du fanion, il y a leur ventre et le secret des chambres. Y-a-t-il seulement des photos d’elles au mur? Je n’en ai vu qu’un seule fois dans un café de Beaumont-sur-Lèze mais c’était l’équipe féminine de foot. Où donc sont-elles les femmes? Les plus vieilles je les ai vues se diriger vers le cimetière. Elles partent veiller sur les photos en médaillon de leurs morts : A mon cher ange, A notre père adoré chéri.
D’autres femmes plus jeunes, presque des enfants, promènent sur le mail dans des landaus flambant neuf les bébés qu’elles viennent d’avoir. Hier encore au café, avec les autres, elles semblent encore tout abasourdies d’avoir aussi vite sauté dans leur fonction de mère. Maladroites et peut-être déjà en proie à tout ce qu’elles ont dû d’un coup sacrifier d’elles-mêmes. Dans la niche de l’air où se logent les corps de ces jeunes femmes, brutalement le poids de la vie pétrifie le désir entrevu. De loin, certaines expriment force, équilibre. Elles se dessinent heureuses et enjouées sur fond de roses dans les jardins. Mais dès que l’on s’approche d’elles, qu’on les entend parler de tout et de rien, quelque chose glace le sang comme si là, devant soi, en chair et en os se superposait le spectre des Minorettes, décimées par la peste, sans qu’aucune n’ait réussi à en réchapper.
Dans l’émerveillement du premier voyage, le monde s’offre alors bloc de pierre, vierge de toute entaille, sur lequel le regard s’entraîne pour plus tard. La coque de métal de l’autocar abrite une sorte d’atelier voyageur, comme le Moyen Age en connut dès lors que les les artistes allaient d’églises en cloîtres sculpter les chapiteaux et les tympans. Apprentis sur nos propres établis de vivre, nous affûtons nos outils aux collines nouvelles, aux vallons, aux pierres des murets. Le car a repris la route vers Albi.
Dans cet atelier petit mais bien fourni, tout est à portée de métamorphose. Et pourtant je suis contrarié, triste de n’avoir pas trouvé dans Lavaur, ce quelque chose ténu qui me mettrait sur la voie. Persuadé qu’il était présent mais que je n’avais pas su l’accueillir.
A cause de ce manque, me voilà à nouveau condamné à cette errance dans le petit lieu, à ce pèlerinage sans but que je me suis infligé.
Entre Lombers et Cadalen, villages dont je découvre le nom au milieu du vignoble millénaire du Gaillacois, à un détour, deux routes se présentent à nous, deux rubans noirs aux courbes parallèles, étagées l’une au-dessus de l’autre. A tel point que, de ma place dans le car, je suis incapable de savoir laquelle nous allons emprunter.
Surgit alors réel et tangible ce double monde ombré que je ressens partout sans le voir. Nous sommes sur le dos du monde, cette bête aux formes mouvantes et multiples dont les peaux se cousent à nos pas, dont les marques sur la peau sont nos propres pas décalqués. Le conducteur prend la route la plus élevée. De sorte que je peux contempler l’autre route, jusqu’à sa disparition.
En synchronie nous roulons sur une route que nous pouvons voir comme si nous étions au dehors de nous. Etrange instant de grâce, où nous avons l’impression de tenir en équilibre l’extérieur et l’intérieur du paysage, dont nous sommes un temps devenus la limite suspendue.
Je dors à Albi. Très tôt, dès l’ouverture, je suis à l’entrée de la Cathédrale Sainte Cécile. A l’intérieur, entre les deux immenses pattes d’éléphant où se joue le jugement dernier, une dame balaie. Sur le mur au fond d’une chapelle, je déchiffre ceci :
Homme obstiné regarde la fontaine
Des douces caves de pardon et de péché
Que fit jaillir la terrestre pleine
Jésus mourant pour la soif étancher
Comme endurci rempli d’oubli coupable
Des biens que ce bénin Seigneur t’a faits
Va dépends-toi son amour pitoyable
Ingrat pêcheur absoudra ses forfaits.
Cette dame, depuis le début du voyage est la première personne à qui je parle. Elle est originaire d’Italie. A-t-elle pour mission de veiller sur les œuvres que ses compatriotes au début du XVIème siècle ont peintes pour la décoration des voûtes?
Dans un livre on lit ceci : sur les voûtains de la nef la virtuosité des ornementalistes italiens a déployé une cartographie d’arabesques qui abritent les élus. Il est vrai qu’au retour d’un voyage en Italie, Sainte Cécile fait partie des rares églises de la région à tenir la comparaison avec ses sœurs italiennes. Cette dame n’est retournée chez elle qu’une fois. Il y a peu de temps. Avec le troisième âge. Jusque là l’argent faisait défaut. Mais lorsqu’elle a retrouvé sa vieille tante elle n’a rien pu lui dire « du cœur ». Elle avait perdu les mots – les expressions vous comprenez, j’entendais ce qu’on disait, je ne pouvais y répondre – .
Sainte Cécile est là couchée sur son flanc droit, les bras allongés le long du corps comme si elle dormait paisiblement. Mais dans son cou offert au baiser trois entailles rouges parallèles d’où le sang ne s’écoule pourtant pas attestent qu’elle dort pour toujours. De fines bandes jaunes sur la robe vert clair reprennent le parallélisme des blessures. Dans sa main gauche, elle tient un bouquet. La main droite est à peine ouverte, l’annulaire et le petit doigt refermés. Il se dégage du corps en plâtre (la statue originale est à côté de Rome, me dit la dame). Une douceur plus forte que la mort.
Le jubé baigne dans une pénombre froide que le bois des statues semble avoir bue. Dans les figures magnifiquement expressives logent encore les innombrables émotions de ces hommes, pèlerins errant dans les temps anciens. A la fois fraternels et distants. Celui qui a su capter cette vie intérieure et l’insuffler au bois nous laisse à contempler notre propre errance. Que n’ai-je ces compagnons pour guides de ma déambulation dans ce pays? Afin de l’ouvrir comme un fruit, d’entendre tout ce qui s’y dit, tout ce qui s’y fait.
Ne plus y être seul. Concasser. Brasser. Ajouter. Biffer. Malgré ce scrupule tenace que rien ici ne pourra naître, portant valeur universelle, rien que des copeaux qui n’intéresseront pas même les gens d’ici.
Cette figure-là s’adresse-t-elle vraiment à moi? Une voix du dedans encore retenue aux plis du bois dans cette nuit du jubé : « Su tu désires entrer dans les arcanes du lieu, tu dois le mériter. Ne crois pas qu’ils vont t’applaudir, te louanger. A peine te liront-ils du bout de l’œil, à la recherche d’images qui ne les dérangeront pas. Tant que tu ne sais pas lire les signes tais-toi! N’aie pas peur de laisser les machineries de langue tourner à vide, roues de moulin sans eau, meules sans grains à moudre ». Un bruit de concasseur envahit le jubé. Je reste là, comme dans le hangar, interdit, sans paroles, à subir le vide bruité.
Dans cette pénombre une présence forte s’installe : celle de l’aveugle au départ du car – à moins que ce ne soit simplement le même état de confusion qui s’était alors déclenché en moi et qui, inexorablement ramène dans les filets l’image de l’aveugle – . Il habite le seuil d’un passage que la pénombre porte dans ses plis. Vieille histoire implacable, solitude au fond des églises, d’abandon au bout du monde, où parler à Dieu c’est plonger dans une langue vouée aux ténèbres, où frémit le désir de se réconcilier avec les autres, avec soi-même, où le moindre petit péché entrave la transparence et nous rend malheureux. Creuset de l’âme : un son d’orgue. Et la persistance de l’archaïque sensation reprend sa place : celle de la croyance. A quoi je me heurte et qui brouille mes yeux. Ne suis-je pas au plus profond en train d’effacer le sceau du baptême?
Dans la légende de sainte Foy il y avait aussi une histoire d’aveugle.
Plusieurs même.
La première se situe alors qu’Arosnide, le moine qui a volé la dépouille de la sainte à Agen, arrive dans sa fuite à Figeac. Il voit venir un aveugle qui a eu en songe connaissance du passage des reliques de Sainte Foy. Il force le moine fugitif à lui révéler le trésor caché, l’applique sur ses yeux et recouvre aussitôt la vue. L’autre histoire a lieu bien plus tard, quand le culte de la sainte est déjà bien établi et que la statue la représentant y est adorée. Un homme du bourg d’Espayrac, un certain Guibert a les yeux arrachés par son maitre « aveuglé par une jalousie honteuse » dit le texte. Une colombe s’empare alors des yeux et disparaît en direction de Conques. Guibert, pour gagner sa vie se lance dans le divertissement du public. Ses bouffonneries le font vivre très bien. Une année plus tard Sainte Foy lui apparaît : «Comment te trouves-tu? Tes affaires prospèrent-elles? ». « Très bien Madame, je suis satisfait et tout me réussit par la grâce de Dieu».
Guibert ne pense plus à son infortune. Et même quand la sainte lui affirme qu’elle a sollicité Dieu, avec tant d’insistance qu’il a consenti à accorder la guérison, Guibert hésite. La Sainte lui promet qu’on lui donnera la somme nécessaire pour acheter les cierges. Il trouve la somme et va passer la nuit en prière dans l’église de Conques.
« Vers le milieu de la nuit, il lui semble voir deux globules étincelants de la grosseur d’une olive descendre d’en haut : il les sent fixés dans l’orbite de ses yeux. En même temps il éprouve une douleur et un étourdissement à la tête : un profond sommeil s’empare de lui. »
Devant une multitude de gens transportés de joie, il est effrayé et va se réfugier dans un château voisin de peur que son ancien maître ne vienne recommencer le travail. Puis il revient à Conques. A partir de ce miracle le monastère va s’enrichir. Guibert, soudain célèbre ne fut plus désigné que sous le nom d’Illuminé. On dit que sa célébrité le fit tomber dans le désordre. Sa sainte bienfaitrice lui retira alors la vue pour le forcer d’entrer en lui-même. Il se relevait, recouvrait la vue, retombait aussitôt, la perdait à nouveau, revenait à Dieu et retrouvait la lumière avec la Grâce.
Il mourut en 1020 et sa mort fut sainte et douce.
« Ce n’est que l’un des badinages habituels de Sainte Foy! » disait Berthe la comtesse du Rouergue, après un autre miracle à Rodez où un enfant aveugle, boiteux, sourd et muet, placé devant la statue de la sainte, se leva, guéri de tous ses maux, parlant, entendant, voyant et marchant sans difficultés. Il y a dans tous ces miracles un côté enjoué loin de toute pesanteur, une grâce enfantine mais aussi de l’ironie dans la description des apparitions répétées de la sainte dans les songes des riches dames rouergates pour leur soutirer des bijoux.
Au cours d’une veillée – les fidèles restaient toute la nuit dans l’église à chanter et prier – les moines, pour empêcher les gens du peuple de chanter des poésies plus frivoles quoique innocentes quand ils avaient épuisé les cantiques, décidèrent de fermer les portes. Mais l’aimable Sainte intervint elle-même au milieu de la nuit pour faire ouvrir les portes. Les troubadours l’avaient surnommée la Joglaresse.
Alors se dresse la magnifique statue en majesté de Sainte Foy. Elle trône, vêtue de camées et d’intailles antiques, dans son âme de bois sculpté, recouvert d’or repoussé. Ses yeux sont d’émail, au milieu de pierres précieuses, perles fines, pierres dures et cabochons, filigranes, boules de cristal gravé.
Depuis l’antiquité toutes les époques ont laissé leurs marques sur ce corps : éraflures sur les plaques dorées, alvéoles vides de leurs pierres précieuses, reliefs écrasés au marteau. Une lente dégradation.
Dans son dos, gravée en transparence à l’intérieur d’un cristal de roche, se laisse à peine découvrir un image floue censée représenter la Crucifixion : soleil et lune en simples effigies, la Vierge et Saint Jean encadrant la croix fichée en terre et terrassant le serpent. L’image par érosion se dégage doucement du figuratif. Elle cristallise là un mouvement ancien, surpris et figé à une étape géologique de son développement. Le résumé d’une ère en une concrétion de ces pays multiples que nous portons entassés en nous.
Dans cette translation furtive au cours de laquelle je ramène en grand secret des dépouilles de mémoire, je me mets sciemment à manigancer une histoire qui contient certainement une part de vrai au milieu d’inventions fantaisistes. Car j’invente un enfant très rêveur, un peu blessé par les arêtes du réel, habitant une petite ville, Espalion, donc en bordure de Lot, dans une vallée si large qu’elle mérite bien le qualificatif de « premier sourire du midi », après avoir traversé les austères monts du Cantal et le plateau d’Aubrac. La vaste ouverture de la plaine de Perse rend cette petite ville vraiment plaisante. Elle occupe un pli, une articulation nouvelle que les habitants ont dû intégrer d’une certaine façon à leur vision du monde.
Dans la vallée on ne connaît pas les conditions de vie sévères des habitants de l’Aubrac. Pendant l’hiver quand la tourmente se lève, ils doivent éviter de sortir sous peine de ne plus retrouver leur maison, de tourner et de tourner autour, exténués, transis de froid, au risque de mourir à quelques mètres de la porte d’entrée. Ici dans la vallée, nous n’avons jamais de tourmente mais elle tourne dans nos têtes et nous mourons parfois au seuil d’une maison que nous n’arrêtons pas de chercher.
A cause de cela cet enfant ne cesse de plier des cartes routières ou des pages d’atlas géographiques à partir du petit point d’Espalion, centre du cercle. A chaque pliure effectuée sans aucune méthode, il en tire un certain nombre d’informations sur son avenir : voyages, amour, réussite, métier.
Dans la boule de cristal – loin de la crucifixion dans le dos de la statue – il cherche un autre point pour tirer une ligne (une diagonale dit-il). Et ce sera Lavaur.
Il trace donc une diagonale d’Espalion à Lavaur. De chaque côté de la ligne il relève les noms de Rodez, Bosc, Albi, Cadalen. Mais cela ne lui suffit pas. Alors il prolonge la ligne au-delà de Lavaur, longeant Toulouse à l’est, traversant l’Ariège, la Lèze, l’Arize, passant sûrement à Bax, traversant les Pyrénées par le pic d’Aneto pour atterrir à Barbastro en Aragon ( où une église est dédiée à sainte Foy suite au coup de main qu’elle aurait donné pour chasser les Maures en 1011). Voilà pour le sud.
En prolongeant cette diagonale vers le nord, on file jusqu’à Guebwiller en passant par la Bourgogne. Rien de concluant. Mais en poussant la ligne plus loin des deux côtés apparaissent des villes qui auront à voir plus tard avec la vie de celui qui manigance cette histoire. Sous les yeux de l’enfant se dessine la carte d’avenir dont il fait provision de noms.
Il numérote chaque trajet comme s’il dirigeait une gare.
Ligne 1 :
ESSAOUIRA RABAT MALAGA LAVAUR
ESPALION DIJON STRASBOURG MANHEIM
BERLIN SAINT PETERSBOURG
Quelle résonance soudaine dans le rapprochement de villes prestigieuses et d’Espalion qui peu à peu par contagion se colore de cette aura? Voilà que cet enfant invente une nouvelle science divinatoire : la lignologie.
Plus tard à Essaouira, je rencontrerai dans le car vers Rabat un médecin de Castres venu se recueillir sur les lieux d’enfance de son fils qui venait de mourir. C’est lui qui me guide. Partout où nous allons nous sommes accueillis et simplement longtemps après, nous revient lumineusement ce qui a été. Pour le tour operator of his life (comme aurait dit Stendhal) l’enfant tire d’autres lignes.
Ligne 2 :
BORDEAUX LAVAUR PALERME
Ligne 3 :
VIGO SANS SEBASTIAN BIARRITZ
LAVAUR PROVENCE VALLI DI COMACCHIO
BELGRADE BUCAREST CAUCASE
Ligne 4 :
NEWCASTLE ETRETAT LIMOGES ESPALION
BARCELONE ALGER
"Je vis ma vie en orbes grandissants
qui tournoient au-dessus des choses"
Rainer Maria Rilke
Après Albi, s’ouvre un nouveau paysage.
Un long couloir traversant Carmaux, les Farguettes, Tanus jusqu’au viaduc sur le Viaur marquant la limite avec le département de l’Aveyron. Une autre fois en passant en train sur le viaduc, je vois au-dessous au bord du Viaur une maison avec un jardin et des enfants qui jouent sur une double balançoire. L’oscillation en sens opposé donne de si haut l’impression de deux balanciers de pendule allant et venant au travers d’une invisible ligne? Alors comme un feu prenant en plusieurs endroits, une multitude de récits se lèvent, peut-être déclenchés par la présence de l’autre côté du pont routier sur le Viaur de deux auberges en vis-à-vis.
Premier récit : à Montréjeau. A l’époque mon travail me mène souvent dans les petits pays où le manque de distractions oblige dès que la nuit tombe à rester dans la chambre. Mais ce soir-là par chance, il y a un film qui passe dans le cinéma face à l’hôtel où je suis descendu. Après la séance, vers 23h, je rentre me coucher. Je sonne. Personne ne répond. J’insiste. Rien ne bouge. Le panneau mentionnant que les chambres sont silencieuses parce que donnant non sur la route mais sur les Pyrénées ne ment pas. Je retourne au café près du cinéma. Il y a des chambres à louer. Le patron accepte de m’en louer une.
Je ne suis pas long à comprendre que cette chambre est déjà occupée. Près du lavabo, des habits s’entassent sur un vieux tabouret, un vieux pantalon gris, une chemise à carreaux, un litre de vin rouge à moitié plein, une boîte de camembert entamée.
Le lit, un fatras de draps douteux, gît défait. Une planque, peut-être. Dans laquelle je deviens lentement clandestin.
Au fur et à mesure que la nuit avance, incapable de dormir, je guette le moindre bruit suspect. Peu à peu, comme une goutte d’eau glissant le long d’une tige, je me défais de mes anciennes peaux. Je deviens par petites touches l’inconnu qui m’a précédé. Je suis en fuite, évadé, transportant de lourds secrets. Tout mon ancien moi s’est déplacé. J’habite en face de chez moi. Ou plutôt, ici, cette nuit, voilà ma juste place : clandestin, à transporter des dépouilles mal définies dans une translation furtive violemment confrontée à une identité perdue. Et d’un coup tout le reste : l’invention de la diagonale, le parallèle entre le voyage de Lavaur à Espalion et le vol des reliques de Sainte Foy pour enfin trouver dans la légende un socle à ma propre histoire tout cela s’effondre devant cette réalité crue : le pays dont tu parles, tu ne l’habites pas.
Au matin, je me présente à l’autre hôtel, un peu gêné. Méfiance et soupçon, voilà ce que je lis dans le regard de l’hôtelier. Je n’ai pas pu aller travailler. Je me suis enfermé dans la belle chambre aux meubles en cuir donnant sur les Pyrénées et j’ai écrit ceci :
La nuit avait cessé de chevaucher les arbres et les petites collines avoisinantes avec ses rubans d’encre. Et toute nuit, tu veillerais dans une chambre d’hôtel, aujourd’hui Montréjeau, une autre fois Lavelanet, la main glissant sur le froid du bloc de papier.
Quelqu’un tousserait dans la rue. Tu serais fatigué.
Et toute nuit tu veillerais à la recherche d’une énergie nouvelle, à rejoindre dans ton errance celle que tu aimes. Douloureusement, tu serais rendu à cette vie inconsistante, avec une inquiétude que rien ne saurait entamer.
A la soif du renaître – tu avais inventé en ton adolescence le mot de renativité – s’opposeraient les chevaux fourbus de l’âge que tu monterais à cru sans le secours d’aucune tribu t’offrant de selle maure (il en est une dans le trésor de Conques).
Et toute nuit tu veillerais dans une chambre d’hôtel, un autre jour ce serait Ax-les-thermes avec un peu plus de chaleur dans le corps, grâce à la chaufferie de l’alcool peut-être, mais aussi parce que tu aurais pérégriné longtemps dans cette ville désertée en un hiver que les hommes jouent dans les cafés.
La neige absente pourtant a fait fuir les touristes. Casino fermé. Hôtel familial et peu cher serré autour de son hôtelière famille qui sort des phrases désagréables sur les chômeurs préférant leur chômage à un mauvais salaire. Toujours ces paroles humiliant quelqu’un.
Ici deux ruisseaux de montagne dévalent leurs noms: Ariège et Oriège. Au confluent de deux voyelles qui s’écartent, deux mondes cohabitent, pour l’instant en paix.
Et toute nuit tu veillerais dans une chambre d’hôtel au point cette nuit-là de ne plus savoir où tu te trouverais. Serait-ce à Espalion chez les soeurs Cabrolié? A Estenos? A Bagnères de Bigorre? A Auch?
Oui ce serait peut-être à Auch, car je reconnais la cathédrale et les maisons de la place attenante. Mise à part la présence des voitures, nous sommes revenus en plein XIXème. Un homme hurle des injures sur le trottoir. D’un café sort un colosse rouquin et barbu portant sur ses épaules un être encore plus petit qu’un nain. La couleur de l’air prête aux maisons décrépies une dominante de fin de siècle poussiéreuse. Et pour fleurir la vie, à cet instant précis: rien, rien d’autre que des voitures allant si vite qu’elles nous donnent le sentiment de vouloir quitter au plus vite le lieu, de creuser d’un coup une distance salvatrice.
Subitement, toutes ces chambres imposent l’image de hautes cavernes logées sur des gouffres sans fond. Elles défilent dans le souvenir s’accélérant en même temps qu’apparaissent les trous des parkings souterrains de Toulouse, le chantier du métro, la Découverte de Decazeville et celle de Carmaux, l’Aven Armand et le fameux trou de Bozouls près duquel je vais devoir passer avant d’amorcer la descente sur Espalion. ( Ce trou, appelé aussi Gourg d’enfer est un cirque naturel, canyon en forme de fer à cheval creusé dans les calcaires secondaires du causse Comtal par les eaux du Dourdou, offre grandeur nature le spectacle de la ténacité du creusement et la présence enfin dévoilée de la machinerie du non vu. Ce précipice de cent mètres que vous avons là sous nos pieds, accoudés à la rambarde d’une terrasse, nous enroule sur nous-mêmes).
Ce pays troué nous incite à nous enfoncer. Ce que nous faisons pour n’en remonter rien de particulier: des hypothèses de vie, de vagues impressions. Et puis alors irrésistiblement s’y associe par un enchaînement que le lieu rend subtil, la présence en pleine terre à Espalion du musée du scaphandre. Nul doute alors que Rouquayrol et De Nayrouze – les inventeurs du premier appareil plongeur mentionné par Jules Verne dans 20000 lieues sous les mers – ont par cette invention répondu à cette rêverie océane devant les profondeurs qui s’ouvrent de tous côtés aux regards (cette rêverie océane se retrouve curieusement à Albi avec Monsieur de Lapérouse).
Aventuriers du petit lieu, au plus proche tenus, toujours en quête de nouvelles issues pour rendre habitable la moindre parcelle de terre, nous n’avons plus que le paysage comme livre du coeur.
En traversant ces causses, je me demande de quelle façon un pays imprègne les hommes, déteint sur eux. Les encaissements, les vallons, la présence de l’eau. Ici un seul élément semble accaparer l’espace : la pierre. Elle est partout en force, surgissant au milieu d’un champ, d’un sentier – comme celui menant à Vermus – plantée dans le sol comme pour un gué. Le pied garde la mémoire de ces dos de bêtes luisantes enfoncés dans un monde en miniature avec ses fleuves-rigoles, ses collines de paille, ses forêts d’herbe, ses vaches-tétards. Et tout alors dans le corps se souvient de cette roche à faire franchir au carretou empli de sacs de châtaignes.
Tout le long, entassées en murets, d’autres roches moussues nous protègent des cornes de vaches dans les prés. Mais rien n’y fait : ni nos pas, ni les roues de chars au cerceau métallique n’arrivent à enfoncer ces pierres dans le sol. (Toute cette enfance-là dont je pensais m’être à jamais débarrassé dans d’anciens textes, réapparaît encore et toujours dans ces pierres. Une nouvelle coulée de mémoire balaie tout sur son passage).
Ces pierres ne cessent de remonter à la surface des jardins d’où les paysans patients et scrupuleux les retirent pour les mettre en tas, à la bordure des sillons comme des monuments primitifs.
En bêchant en profondeur mon père trouve une curieuse pierre d’un grès rouge en forme de losange, porteuse d’entailles pouvant gauchement représenter deux mains jointes pour prier. Elle se rapproche par sa forme de ces statues-menhirs sans bouche que l’on peut admirer au musée Fenaille de Rodez.
Chaque labour exhume des tessons de poterie, des billes en verre (bijoux?) des os humains. Il y aurait eu dans cette colline de Vermus surplombant la plaine de Perse, au lieu-dit « le capucin » un cimetière gallo-romain. La pierre losange a été donnée au musée Joseph Vaylet.
A voir ainsi le nombre impressionnant d’espaliers construits pour retenir la terre, parfaitement exposés pour y planter de la vigne, des fraisiers, des potagers, la lutte avec la roche a été permanente. Travail quasi journalier, répétitif : épierrer, remonter la terre, la consolider par des murs de soutènement, assister impuissant à la pluie emportant le fragile édifice, et recommencer. Mais aussi, comme pour l’honorer, on a laissé à cette pierre jaillie des volcans son espace de coulée : deux « champs de lave » au-dessous de Roquelaure.
Ces deux petits lacs de roches pétrifiées dans leur mouvement de descente insuffle à tout le paysage la dimension fantastique d’un paysage lunaire. Y marcher à l’intérieur (par temps sec) sautant de roche en roche jusqu’à un petit bouquet d’arbres nous enrobe d’une étrangeté qui ne se retrouve nulle part ailleurs dans cette région. On raconte y avoir trouvé un énorme serpent. On a expliqué sa présence par la chaleur qui règne sous ces pierres. On dit aussi qu’il se serait échappé d’un cirque.
Sur le flanc gauche du champ de lave le plus étendu, un souterrain y aurait son entrée, supposé mener au château de Roquelaure.
Ensuite tout naturellement il est facile de dresser un inventaire des différentes pierres employées dans la construction : blocs de grès rouge pour les maisons, les églises, le Pont Vieux, dalles pour les tanneries au bord du Lot, et aussi carrière du concasseur sous la Vierge manchote de Vermus, feldspath broyé dans une usine à côté de l’ancienne gare
Mon père y travaillera. Il en ramènera des boules en pierre (de la taille des boules de pétanque). En s’entrechoquant, elles formaient des étincelles. Parfois aussi elles éclataient. S’ouvrait alors dans leur ventre une géode laissant supposer que toutes les autres roches portaient en elles un vide identique. Mais il n‘en sera rien quand il aura éprouvé dans ses muscles la difficulté avec laquelle la barre à mine en viendra à bout.
Cette présence de la pierre s’est petit à petit infiltrée dans la rêverie à laquelle le paysage invite ceux qui le veulent bien. En filigrane d’abord, un simple ourlet sur le tissu du temps. Puis de plus en plus affirmée, à mesure que s’agglomèrent d’autres souvenirs. Pêle-mêle : un caillou jeté à la tête d’un camarade de maternelle, la mort d’un ouvrier travaillant au barrage, écrasé par un rocher, un sarcophage posé quelque part derrière Vermus servant d’abreuvoir pour les bêtes, une borne du chemin de fer qui devait passer dans la châtaigneraie et pour finir le dolmen dans le cimetière de Perse sous lequel repose le félibre Joseph Vaylet.
Dans la conque métallique du car, géode rutilante, chambre, caverne errante, au milieu de cette rêverie minérale apparaissent d’abord par intermittence, puis plus longuement, en se fixant aux angles des vitres, les personnages sculptés au tympan de l’abbaye de Conques. Comme si j’avais dû me pénétrer de cet univers de roches à l’état brut pour être enfin autorisé à regarder ces figures sculptées. Elles prennent alors une familiarité inattendue. Entre la pierre brute et la figure arrachée à cette chair granuleuse, il y a, comme en attente, de la violence et du rapt, de la capture et du rejet. Grain par grain l’homme a dompté la pierre. Chair contre chair la pierre a aussi imposé dans l’homme un pas et un regard. Chasseur de l’époque de la pierre taillée, voici soudain celui que je deviens devant ces visages muets et immobiles. Je ne me soucie pas d’exploiter ni d’aménager la terre. Je passe au milieu de tous les enracinés. Je traverse des causses, des gourgs, des rivières, des plateaux avec un regard s’effaçant doucement du présent, m’entraînant à l’intérieur du paysage, là où subsistent encore les traces de l’antique, du préhistorique, de tout ce que la terre a avalé à nous en rendre malade, colorant d’un rouge épais ce vin de Marcillac, rouge comme du sang qu’une pierre aurait fait gicler d’une arcade sourcilière.
Pourtant à plusieurs reprises, j’ai fait le voyage à Conques. J’ai lu des livres, des guides. J’ai admiré chaque détail des scènes. Je me suis même amusé à y traquer des visages familiers. Je ne suis qu’un chasseur rentrant bredouille à la nuit tombante.
Et toute nuit, tu veillerais dans une chambre d’hôtel. Ici Rodez. Dans cette chambre je tente une dernière fois de dessiner sur une feuille de papier une circulation de muletier entre tous ces points que je rassemble pour bâtir une carte du Pays Jonglé. Avec cette impression nouvelle d’être cerné par des occupants invisibles, qui plantent tout autour du territoire arpenté des lignes à haute tension, des réseaux d’images, des messageries hautaines. J’entends monter une rumeur de la rue où pourtant personne ne passe. Une rumeur de foule en marche sur un rythme de tambours (comme les pèlerins de Pâques à Huesca). Les gargouilles de la cathédrale de Rodez pendent horizontalement, enfoncées dans le vase noir de la nuit.
Dans cette ténèbre le grès rouge devient plus compact. Les gueules ouvertes ébouillantent le vent. La rumeur monte d’elles. Elles se serrent les unes contre les autres en se tendant comme les épieux d’un camp romain retranché contre les nuages courant au-dessus de la tête couronnée du clocher. Entre les tourelles éclairées par la lune brille une sorte de petit fronton baroque rapporté, plaquant sa face d’église italienne contre la falaise de grès rouge. La rumeur se fait enveloppante. S’y mêlent les voix rauques de bergers, les clarines des vaches, les aulucs, les rires dans cette langue occitane qui claque.
C’est la transhumance nocturne qui traverse les formes vides, les figures abandonnées et les fait résonner de son pas d’errance, de ses mémoires en exil jusqu’au fin fond de l’Argentine.
Sur la pointe des nuits pour ne pas déranger les vivants accaparés par leurs rites, d’autres silhouettes remontent la diagonale du temps dans des blouses noires ou bleues, avec leurs foulards rouges noués autour du cou, le laguiole bien refermé au fond des poches et un bâton. Elles quittent les fermes, montent à Paris, ouvrent des bois-charbons, des cafés, s’enrichissent et reviennent finir leurs jours au pays dans de somptueuses villas avant la dernière demeure en marbre. Elles sont revenues rôder ici, leur périple fini, pour le simple plaisir de retrouver la force du climat, la violence des sensations d’enfance tandis qu’à l’intérieur de la cathédrale, agenouillé sur une dalle en pierre, Antonin Artaud prie une vierge noire ou irlandaise, ou un vitrail, ou rien.
Je remonte du trou obscur. Un à un, les cafés éteignent leurs lumières. Je regarde les fenêtres closes de l’ancien hôtel de la Poste, aujourd’hui résidence pour personnes âgées. Puis plus haut – ne pouvant rien voir – j’essaie d’imaginer ce qui peut bien se passer dans les petites rues du vieux quartier. Je m’approcherais d’une maison où luit une lanterne rouge. Une femme m’appellerait. Elle me dirait de monter chez elle. Je la déshabillerais sans hâte surpris de ce corps nu sous le tablier en tissu fermière. Puis soudain un vacarme épouvantable parviendrait de l’étage au-dessous. Par les interstices de lames du plancher, nous assisterions muets de terreur à l’assassinat crapuleux de Fualdès.
Il est tôt. Le voyage va s’achever. Le car a traversé Bozouls et va bientôt quitter ce plateau pour amorcer la descente. J’attends avec toujours la même impatience l’apparition à hauteur de Biounac de la vallée s’ouvrant majestueusement. Mais il n’y aura pas d’ouverture majestueuse. Le château de Calmont flotte immobile à la surface d’une mer de brouillard emplissant toute la rainure de la vallée. Je demande au chauffeur de m’arrêter à hauteur d’un point de vue aménagé. Ce pays est un océan. J’ai besoin d’un scaphandre spécial pour m’aventurer dans ces eaux. D’autant que sur l’Aubrac, près de Laguiole, une sorte d’immense manche de couteau fiché en terre me donnerait plutôt l’image d’un aileron de requin gigantesque. Je reste là, assis sur le banc, contemplatif devant le jeu des écumes blanches s’effilochant sous les coups du soleil. Je suis assis dans la transparence de cette boule de cristal où loge l’image floue de la crucifixion dans le dos de Sainte Foy. Je sais que je ne descendrai pas.
Alors je sors de mon cartable le manuscrit. Je le jette dans la poubelle. Je tourne lentement le dos au ventre d’enfance. En moi resurgissent ces vers de Rilke :
Je vis ma vie en orbes grandissants
Qui tournoient au-dessus des choses
Sans doute ne pourrais-je accomplir le dernier
Mais je veux le tenter.