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le

comptoir toulousain

Ce sont deux seaux : l’un est rouge, l’autre bleu.
On les rencontre assez souvent dans les stations de métro Capitole et Esquirol à Toulouse.
Ils sont là pour recueillir des gouttes d’eau échappées du plafond. Pourtant, personne ne les renverse, personne ne les déplace, même aux heures d’affluence, personne ne les vole. Comme si l’incongruité de leur présence les protégeait de toute agression. Le Pays Jonglé c’est un peu ces deux seaux. Disons que le seau rouge serait le Comptoir Toulousain. Pendant deux mois, j’ai consigné chaque jour ce qui gouttait en moi des années soixante-dix à Toulouse. Sans réécriture ni recherche d’autres éléments que l’état quotidien d’une mémoire.
Le second récit Le Quartier noir, est une tentative de fiction avec personnages dans les abattoirs municipaux avant qu’ils ne deviennent musée d’art contemporain (au cours d’une démolition imaginaire). Je le verserai lui aussi dans le seau rouge.
Pour le seau bleu je laisse échapper une première série de Translations furtives. Ce sont des sortes de transmutations ou de métamorphoses, des déplacements de blocs d’écrits selon des lois qui leur sont propres puisque les personnages censés les habiter ont déserté. Après, il n’y a plus de seau : il faut alors passer à un autre ruissellement et voilà qu’apparaissent Routes Captives, un ensemble de textes de facture plutôt poétique tentant d’inscrire d’autres variations dans une nouvelle traversée du pays et de ce qu’il me dit. Peut-être qu’en dernier recours, je ne sais que cela : retraverser les signes, redessiner leurs figures dans d’autres assemblages pour d’abord me surprendre, mais aussi m’aider à mieux les habiter! Peut-être aussi que la dictée intérieure qui me pousse à écrire puise ses mots dans un même lexique forcément limité. Tout cela dans la jonglerie infinie d’être au monde.
Mais après la Diagonale d’Espalion à Lavaur, ces récits et poèmes sont des passages, à mes yeux obligés, vers les textes à venir du Champ de lave qui fermeront le cycle du Pays Jonglé.

Ces quatre éléments ont été édités à Accord édition en octobre 2002 sous le titre Le Pays jonglé sous titré Récits et poèmes.
Accord édition n’existant plus le livre n’est plus disponible.

 

Mode d’emploi de cette lecture :
Les liens en bleu vous conduiront vers :
des textes courts, de simples couvertures de livres, des recueils, des Histoires chantées, des vidéos sur You tube, de simples chansons, des renvois vers des catégories en construction (ateliers d’écriture, autres récits).

J’espère  que ces « embranchements » à mes yeux nécessaires et cohérents avec la thématique du récit ne viennent pas trop bousculer le fil de votre lecture et que vous saurez trouver le rythme qui vous conviendra.

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Photo : Gabrielle Benitah

Accoudé au parapet arrondi, contemplant, niché dans l’ovale du pont des Catalans sur la rive droite, l’anse puissante du fleuve, il réussit à arracher de sa chair une page du carnet intérieur et comprit soudainement qu’en s’appuyant à ce comptoir démesuré son corps avait trouvé l’emplacement parfait pour entrer dans le territoire qu’il allait à nouveau arpenter. Il suffirait pourtant que je me déplace imperceptiblement pour que le point de vue se mette à bouger ; dès lors je deviendrai quelqu’un d’autre. Encore, en un éclair, il sentit la présence à ses côtés, accoudés comme lui à ce comptoir toulousain, de tous les habitants, exhumant les fragments d’un vivre encore chaud comme des tessons au recollement improbable, si ce n’est qu’à tour de paroles chacun dirait : « en ce temps-là vivre à Toulouse… » et le plus proche rétorquerait en lui coupant peut-être la parole avec…que le voisin prolongerait aussitôt etc. Une guirlande de souvenirs courrait ainsi de bouche à oreille le long de Garonne, sur les quais, les balcons, les berges, partout où il serait possible de s’accouder.
   

Cette eau, à contre-courant du fleuve coulant de tuyauteries invisibles, s’accumulerait en un seul lit en partance vers l’embouchure fermée des jours. Parmi ces tessons, un son ouvrirait les portes d’un passé se donnant toujours à venir. L’absence d’un son. Très exactement le bruit que faisait au passage des voitures une plaque de fer mal jointée dans l’ancien pont suspendu (
le Pont Saint-Pierre). Sa résonance emplissait tout l’espace, régulière parfois comme la roue d’un moulin. Quelqu’un l’aura-t-il enregistré ?
                   



Cette plaque et son chant restent les deux battants de la porte de mémoire. Voici deux ponts : l’un en fer le disparu, le nouveau  en pierre. Entre les deux : l’accoudé du comptoir. En soi, pour faire la jointure, et la noyer dans le banquet cosmique.

Derrière, une petite fille, entrevue hier au marché Saint Cyprien apparaît. Son attitude m’avait frappé. Je tenais à le noter et puis rien. Elle est dans le dos de celui qui contemple, accoudé au glissement de ses eaux. Il ne se retournera pas puisque j’ai oublié l’attitude de la fillette et avec elle combien d’autres attitudes.

Cela paraît tellement simple pour d’autres. Dans les livres notamment. Le monde se prête si aisément à sa représentation. Les dialogues roulent sans fractures. Les personnages font tout pour rendre crédible leur présence alors que là, accoudé à l’oubli, un oubli démesuré, il en est à se demander si, avant, la vie a bien eu lieu et pourquoi si peu en est resté.

En fait tu sais bien que ce n’est pas vrai. Des filaments d’images défilent sous tes yeux, support à des états, des sentiments que tu as envie de taire, de parler. C’est selon, une pulsion qui t’échappe. Tu ne tiens pas à tenir un pacte autobiographique, tu ne cherches qu’à parcourir à nouveau, sans nostalgie aucune, sans fermer les yeux, une tranche de ce qui fut. Sans même ressentir le besoin de comprendre cet aujourd’hui en friche.

Au fond, ce lieu-là, ce parapet de pont ouvert à «
l’ovale », lieu inaugural par excellence, s’est refermé sur d’autres figures géométriques où tu te blesses aux arêtes coupantes, cône de déjection de la ville.

La ville des cercles et des carrés se contracte en un seul pliage fermé : ce carnet (il sut qu’il devrait appeler ce carnet intérieur : carnet d’absence).
                       
Dès lors, la veine offerte dans le souvenir mélange des minéraux de couleurs en un kaléidoscope irrégulier. Elle s’imprime, vaste, dans le couloir aérien, épousant le lit de Garonne. Les oiseaux qui volent ne sont plus que des signes de ponctuation dans un ciel vierge de toute écriture.

Tout ce que les gens répéteraient de bouche à oreille, accoudés au comptoir, nous offrirait des livres somptueux et gigantesques qui ne verront jamais le jour. Il faudra donc vous satisfaire de ma portion rayonnante. Aux autres d’écrire ce qui va manquer ici : leur propre part.

Au moment où il se retourne,
la petite fille disparaît. Elle ne va pas loin. Elle reviendra. Dans un autre corps.

Tu fais partie de ceux qui n’ont pas eu à trop subir l’Histoire. Pas de guerre. Ni de famine. Ni d’exil. Tu es un « pas assez d’Histoire ». Tu ne pourras retenir que la chronique du peu. Ceux qui ont trop subi l’Histoire trouveront cela bien léger. Peut-être que si tu avais fait partie de ceux qui ont trop souffert de cette Histoire tu te serais révélé autre que tu n’es avec cette lassitude en poids sur les épaules, sur la nuque, dans le palais. Etau. N’en jamais parler. Déni de marche.

Au seuil du monde impeccablement fracturé par l’anse de Garonne des chevaux de phrases tressées s’engouffrent et boivent à l’eau son mouvement.

    — Bon ! Dit-il. Une fois de plus je vais interroger
où je commence.

A peine enclenché ce mécanisme qu’un autre survient le balayant. Pourquoi commencer là et pas ailleurs ? Sur le seuil d’autre chose à venir ? Comment trouver dans l’air une barrière ouverte ?

Il écrit de cette manière : une coulée précise se prolonge du corps à la page. Puis cela a une fin et plus rien ne sourd. Il n’a pas pris la patience d’attendre. Il est tout prêt à vaquer ailleurs, à sauter sur autre chose, si possible n’importe quoi, à fuir.

Or il se trouve que dans ce moment de vide total se forme une autre coulée aussi précise mais inattendue, venu d’une étrange remise du corps. Il écrit de cette manière  parce qu’il n’a plus écrit depuis très longtemps. Une convalescence après une maladie ignorée. Il n’a pas de but. Il est en proie à la langue.

A ce parapet accoudé, en hauteur, comme accroché aux fils d’acier de l’ancien pont suspendu, il sent monter en lui une décoction de langue (propre à son accomplissement) où se mêlent des phrases jaillies de nulle part, tisanes mélodiques et pinsons cloués au nid. Le chant s’est éloigné avec tout le désir qu’il trimballait, et lui, il avait découvert ceci : l’enfant en lui avait si fortement désiré l’avenir, son élan avait été si violent qu’il avait en fait dépassé l’adulte d’aujourd’hui, entraîné malgré lui si loin qu’il se retrouvait tout soudain dans un espace sans repères, sans savoir comment en revenir. En lui l’inquiétante étrangeté installait l’incessante métamorphose de ces états qu’il n ‘avait pas su nommer autrement que « couleur de l’air ». Mais déjà un autre mécanisme s’installe : écrire, bien que le meilleur de ce que j’aie pu écrire soit derrière moi. J’écrirai. Il écrira. Au moment où le refus d’écrire se précipite dans ton bras, le paralyse.

D’ici, de ce point de vue, un large panorama : droit devant, une digue grise et laide, d’où ne coule plus le sang des abattoirs. Plus haut, l’hôpital Saint-Jacques et son pont coupé. La tour du Château d’eau. Le dôme de la Grave. Et la maison en tôles disparue. Tous occupent des jardins à l’intérieur des gens, accolés aux évènements personnels. Dans la pluralité pronominale de chacun, le lieu se demande aussi si exister passe obligatoirement par le récit que l’on en fait.

Les PADHS (les pas assez d’Histoire) forment une tribu d’intouchables redevenus nomades à leur insu. Ils n’ont aucune estime pour ce qu’ils vivent. Ne la sollicitent pas. Parias de l’âme et solitaires. Ils ne se reconnaissent à nul signe secret qui se dévoilerait plus tard quand l’aube entr’ouvrira les fentes du vrai récit.

Ils sont là, accoudés, à tes côtés. Un peu plus loin, un jeune homme armé d’un vieux fusil attend que les camions allemands passent sur le pont des Catalans (anecdote relatée par ton père et vécue par un collègue de travail au cinéma Gaumont). Ils ne passeront pas. Ce jour-là, jeune homme, tu ne seras pas un héros et ton nom ne figurera pas sur les plaques commémoratives posées un peu partout dans les rues.


En attendant, comme toujours, le rituel du préparatif a imposé sa tyrannique présence. On ferme les yeux. On se concentre. Les rides autour des paupières sont des sillons où coulissent les souvenirs vers l’intérieur des gens et dans la saulaie d’images plantées au plus profond des êtres se lève une aube, et son récit.

Récit d’ici. Fable de là. Fabliau d’eau. Tout est digue contre l’obscur inondant le quartier Saint-Cyprien.
Les racines poussent dans l’air. Seul le feuillage de ma vie s’enfonce dans le goudron.

Je dois à nouveau apprivoiser ce lieu, qu’il m’autorise à l’habiter encore quelque temps. Faire socle non souche de cet espace dans lequel l’imaginaire peut voler. Dont on a soupé. Tout comme du réel. Tellement vite courait l’enfant pour s’échapper du mauvais pays qu’il a disparu de l’horizon et avec lui toutes ses étapes de construction d’un vivre que tu contemples résonnant comme cette plaque en fer du pont suspendu sous le passage des voitures.

Février 93. Te voilà engagé une fois encore dans le corridor glacé, attablé à tes fantômes. Tu envisages un récit plus ancré dans la vie, moins suspendu dans les filins poétiques mais gardant en mémoire sa provenance. Pour cela tu te dois d’aller écumer le réel, y retremper ce glissement incessant dans les rainures du pays. Mais déjà tu te doutes que cela ne suffira pas et que, plutôt que de te laisser aller à tes penchants d’écriture fragmentaire, tu auras besoin — en te fixant la contrainte d’aller jusqu’au bout de ce cahier en ne pensant qu’aux seules années soixante-dix — de te renouveler.

Nous sommes donc là, toi, moi et toute la pronominalité intérieure à l’entrée, essuyant nos pieds sur un paillasson blanc, invoquant  un petit dieu lumineux qui nous offrirait la première phrase etc.
                       
Donc, par exemple, tu entends un bruit. Tu cours à la fenêtre et découvres un de ces engins couleur orange qui fauchent l’herbe sur le bas-côté des routes. Le mot de cantonnier jaillit spontanément. Dont tu pourrais t’affubler. Que tu pourrais faire tien. Récit cantonnier. Puis de là — l’engin a déjà disparu — tu associes à ta rêverie ces travailleurs de l’équipement, planteurs de poteaux de signalisation, traceurs de lignes blanches, jaunes, dans leurs habits fluorescents, gardiens d’un ordre de circulation secrète propre à enflammer l’imagination si d’aventure quelqu’un avait envie d’y fourrer ses capacités imaginatives. Dans le manuscrit jeté du Pays Jonglé ces hommes en salopette orange étaient déjà présents comme des pénitents modernes, bien que non encagoulés. Leur rôle était aussi mal défini que ton projet de livre. A cause de ce flou tu les fis disparaître, prétextant je ne sais plus quel début d’intrigue qui n’a pas survécu au passage de Garonne. A Carmaux tu les vis dans des uniformes verts tirant sur le jaune en train d’élaguer des arbres. Tu ne fus pas loin de croire à un retour des confréries tant ils avaient l’air de se multiplier dans toute la région. Ils semblaient avoir été placés là pour une toute autre mission que leur tâche présente ne laissait banalement supposer. Ainsi pour toi, toucher à la route, réguler la circulation, l’entraver, la détourner entretient une relation privilégiée avec le mystère des lieux.

Tu te dis que ceux-là, tu vas encore les garder en réserve dans tes cahiers parce qu’après tout, il pourrait te revenir l’envie de réveiller ces trop curieux personnages.

Tu choisis ce moment pour retranscrire ce que t’avait dit un jour un agriculteur: « Quand je laboure, je me fixe des repères. Je me dis : je ne regarderai l’heure que lorsque j’aurai atteint tel arbre. L’arbre atteint, je repousse jusqu’à la petite maison en ruines. Ainsi de suite. Devant l’immensité du travail, j’ai besoin de découper le terrain en lanières. Lanières de terre. Lanières de temps. »

La leçon a dû porter. Tu as délimité un petit territoire. Ou plutôt non! Qu’est-ce que tu as à tourner autour du pot? Tu avais envie de parler de Toulouse, effaré de sentir à quel point tes souvenirs se dégradaient. Puis tu avais tout botté en touche. Tu y pensais de temps en temps, comme ça, pour mesurer l’écart. Tu t’interrogeais sur ton arrivée Place Wilson.
                       
Vingt ans après trônait toujours la petite fenêtre au-dessus de l’enseigne formant les lettres du cinéma Gaumont. La fenêtre de ta petite chambre. On a collé sur la vitre du bas un cercle, comme pour signaler aux yeux de tous quelque chose. Et à tes yeux pour signer à jamais ta présence.

13 février. Tu décides de lire le journal consciencieusement. Tes yeux s’arrêtent sur un article : MORT NATURELLE. Le clochard de la chapelle identifié. L’inconnu retrouvé mort, dimanche, dans la chapelle Sainte-Jeanne-d’Arc à Toulouse a été formellement identifié par les services de police. Il s’agit bien d’un marginal de nationalité tchèque, âgé d’une cinquantaine d’années. Le malheureux aurait succombé à une mort naturelle. Très croyant, il avait élu domicile dans cette chapelle de la Rue Danielle Casanova, et fréquentait assidument une association caritative toulousaine. Cela te frappa de plein fouet : Georges était mort.

Tu l’avais toujours appelé Georges. Georges le tchèque. Tu revois son visage aux pommettes hautes et saillantes, ses doigts boudinés. Tu entends son rire qui n’en finissait pas. Son accent tellement suave.Tu revois sa démarche rapide dans divers lieux. Les dernières fois où tu le vis
Place Esquirol et place Arnaud Bernard, il était sale et en guenilles. Mais avec la même vivacité dans le regard. Tu ne l’avais jamais vraiment fréquenté mais il occupait dans ta vie une place unique. Il était le seul à avoir connu ta mère qui lui avait fait toucher du doigt la veine où était posé un cathéter (elle suivait des séances de rein artificiel) pour écouter battre son coeur. Il connaissait aussi une famille amie de Danielle. Le hasard en avait fait un trait d’union entre différentes personnes qui ne se sont jamais connues. Il venait souvent m’écouter chanter à la Cave-Poésie.

Au moment où tu choisis de rentrer en résurgence, voilà que s’offre une autorisation soudaine venue des plis du temps, un passeport violemment oblitéré par la mort. Ce qui s’annonçait comme un léger et douceâtre retour en arrière, prend dans la gravité de cette mort une tout autre mesure. Cela lui allait bien à Georges de  jouer le rôle du messager. Il avait tout de
l’ange, de l’ange déchu.
                   
Te voilà donc enfoncé dans les années soixante-dix. Juste après l’
école militaire préparatoire d’Aix-en-Provence. Tu marches dans la rue Saint-Rome qui n’est pas encore piétonne. Tu as soudain peur de devenir fou. Tu fermes les yeux. Tu veux revoir les habits, le climat de la rue permise aux voitures. Tu ne revois rien, pas même une image. Seulement une coulée de gris recouvrant tout.

Tu es terrorisé par ce qui se passe en toi. Tu te lèves. Tu sors de la petite salle dans la bibliothèque municipale, rue du Périgord, où l’on peut lire des journaux sur des tables inclinées. Tu retrouves presque agréablement les vertiges anciens qui te prenaient au moment de traverser l’immense salle de lecture et te jetaient tout en sueur et tremblements à l’extérieur. Le même état perdure alors que tu te diriges vers la Cave Poésie, et en entrant dans la rue du Taur, tu sens la présence de Georges riant et se tapant sur les cuisses tout en mangeant des fèves crues.

Tu ne te souviendrais donc que des tremblements, du mal-être, des suées, au milieu du quotidien effacé. (Tu regrettes déjà d’avoir ouvert cette boite de Pandore). Que faisais-tu en ce temps-là ? Tu tremblais. Sur scène ? Tu tremblais. Dans la rue, au café, au restaurant, tu tremblais. Devant les femmes. Jusqu’au coup final, qui te poursuit encore, de cet italien lisant dans les lignes de ta main une vie longue où tu serais toujours mal.

14 Février. Peut-être qu’en ce temps que tu n’arrives pas à rendre se loge une chose précieuse que tu as manquée, ou qui t’a manqué dans ta propre quête, alors que tu vivais dans une confiance absolue pour ce qui allait advenir. Il y a un élément que tu cherches à déceler dans une photo où, jeune, maigre, cheveux longs, veste noire de paysan (la même que souvent porte
Serge Pey ton ami poète avec qui tu arpentais les rues de Carcassonne toi chantant lui récitant ses poèmes), foulard autour du cou, tu chantes devant un parterre clairsemé. Tu ne sais plus où cela a eu lieu, ni quand. Cette photo t’a été donnée par un ami qui lui-même l’a reçue d’un autre ami. Ainsi cheminent des souvenirs qui n’en sont plus et qui donnent l’étrange impression que tout un pan des jours et des nuits passés n’a pas été vécu.

Récemment, on t’a demandé si tu avais bien chanté au foyer rural de Saint-Alban, il y a longtemps. Toutes les informations étaient réunies pour que ce soit toi. Mais visiblement, la personne qui t’interrogeait n’avait gardé aucun souvenir de ce que tu avais chanté. Et comme toi-même tu ne te souvenais de rien, cela faisait un étrange équilibre. Ni ressentiment, ni blessure d’amour-propre. Une indifférence curieuse. Comme si cette époque n’était qu’une répétition pour plus tard, quand cela irait mieux.

Où étais-tu à cette époque ? Dans quelle parenthèse qui te fit à ce point étranger à toi-même ?     


Récemment, on t’a demandé si tu avais bien chanté au foyer rural de Saint-Alban, il y a longtemps. Toutes les informations étaient réunies pour que ce soit toi. Mais visiblement, la personne qui t’interrogeait n’avait gardé aucun souvenir de ce que tu avais chanté. Et comme toi-même tu ne te souvenais de rien, cela faisait un étrange équilibre. Ni ressentiment, ni blessure d’amour-propre. Une indifférence curieuse. Comme si cette époque n’était qu’une répétition pour plus tard, quand cela irait mieux.

Où étais-tu à cette époque ? Dans quelle parenthèse qui te fit à ce point étranger à toi-même ?     

En écrivant ceci, dans l’arrière cour de ta pensée flottent des images en lambeaux de la place Wilson, de la rue Saint Antoine du T, de la rue Lafayette, du Mon Caf’, de l’ancien Bibent aux banquettes fatiguées, comme si elles s’étaient détachées de la photo où tu chantais en strates effeuillées. Tu jettes cette photo dans ton écriture, et en ronds concentriques ces images s’en vont s’effaçant lentement. Tu te sens parfaitement incapable de restituer  ces climats antérieurs. A la place des visages, il y a des tremblements. A ta propre place il n’y a que des rues. Tu ne ramènes rien de ces limbes pour la simple et bonne raison que tu n’étais pas encore né.

Ici aussi à Perpignan, tu sais que tu as déjà dormi dans cette chambre de l’Hôtel Athéna. Tu t’y revois seul. (L’étais-tu ? Peut-être pour filmer la troisième boule du
chant-flipper). Il y a les voix des enfants dans une cour d’école sur laquelle les fenêtres donnaient. Uniquement les voix. Mais derrière dans la neige voltigeant autour du mot Perpignan incrusté dans la boue tu y trouveras Minelle. Et l’image de Georges apportant des fleurs à Hélène dans l’appartement qu’elle partageait avec Minelle, se superpose à toutes les autres.

Le temps ayant suffisamment creusé d’écart, quelque chose réclame que la parole s’en empare. Tu ne t’attendais certainement pas à ce que ces premières amours resurgissent.

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